Tel est le titre un peu énigmatique que Françoise Canetti, la fille de Jacques Canetti, a choisi pour nous parler de son célèbre père, véritable accoucheur de talents de la chanson française de la grande époque, celle des Brassens, Brel et consorts de non moindre envergure. Mais Jacques Canetti était-il aussi célèbre que je le prétends ? En effet les trompettes de la Renommée, chères à Brassens, sonnèrent plus fort et plus universellement pour son aîné Elias, illustre écrivain de langue allemande, récipiendaire du prix Nobel de littérature en 1981 (récompense suprême qui semblerait, hélas, bien dévalorisée par la cuvée 2022).
J’ai lu avec délices, dans les années 80, ses œuvres autobiographiques, réunies en un seul fort volume de mille cinq-cents pages de la collection Classiques modernes du Livre de poche. Dans Histoire d’une vie : La langue sauvée, il se penche sur sa jeunesse européenne, de 1905, année de sa naissance, à 1921, qui le trouve à Zurich (seul garçon dans un pensionnat de jeunes filles !), tout en retraçant l’histoire mouvementée de la famille Canetti, dont Françoise, sa petite-nièce, nous propose un aperçu très rapide.
Cette histoire commence à Roustchouk (l’actuelle Roussé) en Bulgarie, sur la rive sud du Danube, non loin de la frontière roumaine. Les parents des trois frères Canetti, Jacques Elias et son épouse Mathilde, née Arditti, appartiennent à des familles aisées de commerçant juifs séfarades. Les Canetti sont polyglottes, mais leur langue vernaculaire est le ladino, qui est à peu près aux séfarades ce que le yiddish est aux ashkénazes. L’aîné, Elias Jacques, naît en 1905 ; le cadet Nissim Jacques, dit Jacques, qui va nous occuper, en 1909 ; et le benjamin Georges Jacques, en 1911. Ce dernier, naturalisé français en 1933, sera un célèbre pastorien, spécialiste de la tuberculose, maladie dont il fut atteint, tout comme leur mère Mathilde. On notera que les trois frères ont Jacques comme deuxième prénom, qui est aussi celui de leur père, que Françoise, sa petite-fille, orthographie « Jacq ».
Du côté de Mathilde Arditti, Georges Arditi (un « t » s’étant égaré en route), artiste-peintre, est le cousin des trois frères. Il aura quatre enfants, tous comédiens, dont le plus connu est Pierre.
En 1911 la famille Canetti quitte la Bulgarie pour s’installer à Manchester, pour les affaires de Jacq. Mathilde passe plusieurs mois dans un sanatorium suisse. Peu de temps après le retour de sa femme, en 1912, Jacq a la malencontreuse idée de mourir à l’âge de 31 ans, laissant sa veuve Mathilde, âgée de 27 ans, s’occuper seule de l’éducation de ses trois rejetons, ce qu’elle fera de manière exceptionnelle, aux dires de Françoise, qui voue une profonde admiration à sa grand-mère, bien qu’elle ne l’ait pas connue (Mathilde est morte en 1937).
La famille déménage plusieurs fois : Vienne, Francfort, Lausanne puis Zurich, en 1916, au gré des fluctuations du taux de change de la monnaie de ces pays avec la livre sterling (le confortable pécule que lui a laissé son mari est libellé dans cette monnaie). C’est dans cette ville germanophone qu’Elias restera seul pendant plusieurs années, Mathilde étant repartie vivre à Vienne avec ses deux autres garçons.
Mais revenons à Nissim, ou plus exactement à Jacques Canetti et au très intéressant livre de souvenirs que sa fille lui a consacré, joliment intitulé Brassens l’appelait Socrate. En effet le grand Georges, dont il était très proche, considérait Jacques Canetti comme un accoucheur de talents, tout comme Socrate, dont la mère était maïeuticienne, prétendait accoucher les idées de ses interlocuteurs.
Peut-être ce livre m’aurait-il échappé sans le passage de notre autrice (je dois vraiment me forcer pour féminiser ainsi « auteur », mais je crains que toute résistance ne soit devenue inutile ; j’aurais préféré « auteure ») dans
l’émission du cher Benoît Duteurtre, Étonnez-moi Benoît, diffusée tous les samedis matin sur France Musique. Je suis loin de partager le goût immodéré du producteur et présentateur de cette belle émission pour la musique légère en général, et l’opérette en particulier, qu’il défend avec un grand enthousiasme, mais il sait, par ailleurs, tellement bien mettre en valeur, avec une extrême bienveillance et une grande érudition, ses invités toujours judicieusement choisis, que je ne peux que rendre les armes devant un tel talent radiophonique. Benoît Duteurtre, c’est feu Jacques Chancel en mieux, c’est-à-dire l’enthousiasme chaleureux sans la préciosité ponctuée de silences supposés lourds de sens.
Et puis il vient de publier un passionnant Dictionnaire amoureux de la Belle Époque et des Années folles. J’espère donc qu’il sera élu académicien puisqu’il brigue le fauteuil de Jean-Loup Dabadie.
Il est vraiment temps que je revienne à la biographie succincte de Jacques Canetti. Alors qu’il est en vacances à Munich en 1923, il assiste au spectacle terrifiant d’un petit homme à moustache vociférant toutes sortes de menaces, notamment à l’encontre des juifs, et frénétiquement applaudi par son auditoire fanatisé. Il ne sait pas que ce petit bonhomme s’appelle Adolf Hitler, mais il a compris le pouvoir de sa voix sur ceux qui la reçoivent. Quand il raconte cet épisode à sa mère, elle comprend immédiatement le danger et décide de quitter l’Allemagne pour mettre sa tribu à l’abri. Ce sera la France, dont ils parlent la langue (être polyglotte est une tradition dans cette famille européenne cultivée). Les Canetti, sauf Elias, resté à Berlin pour terminer son doctorat de chimie, arrivent à Paris en 1927, avec le statut d’apatride. Jacques est reçu à HEC en 1928 et découvre le music-hall, ces deux événements n’ayant entre eux aucun rapport.
En 1930, à seulement 21 ans, il répond à une annonce disant sobrement « Cherche jeune homme aimant la musique et parlant couramment allemand ». Il est immédiatement engagé chez Polydor, filiale de la prestigieuse Deutsche Grammophon, riche d’un déjà important et magnifique catalogue de musique classique enregistrée. Il devient, grâce à ce travail, le soutien financier de sa famille. L’anecdote est tellement belle que Canetti intitulera plus tard ses mémoires Cherche jeune homme aimant la musique.
Il est déjà fou de jazz, et le restera toute sa vie. Dès 1930 il organise les premières tournées du Jazz Hot, puis fait venir en France, avant tout le monde, rien moins que Duke Ellington puis Louis Armstrong !
En 1933, il réalise son premier exploit chez Polydor, en réussissant à faire enregistrer à la grande Marlène Dietrich des chansons en français dans lesquelles elle est accompagnée par des musiciens noirs américains qu’il a rencontrés à Montmartre, le pianiste Freddy Johnson et le trompettiste Arthur Briggs.
En 1935 a lieu la rencontre fondatrice pour son avenir avec le publiciste Marcel Bleustein-Blanchet, qui a créé la station Radio Cité, dont il confie la direction artistique à Jacques Canetti. Jusqu’en 1940 les deux compères inventent des concepts radiophoniques toujours d’actualité, comme les émissions en public, les directs, les chroniques brèves, les feuilletons, les annonces publicitaires, les jingles musicaux.
Une de leurs émissions, le Musical-hall des jeunes, permet aux auditeurs de découvrir de nouveaux talents comme Charles Trenet ou Édith Piaf, dont Jacques produit les trois premiers disques chez Polydor (avec notamment le célèbre Mon légionnaire). Jacques a une secrétaire Édith, devenue la mère de sa première fille Colette.
Nissim est naturalisé français en 1939, et juge plus prudent d’abandonner son premier prénom au profit du second, Jacques. En 1940 il se réfugie en zone libre, dans les bagages de l’immense actrice Françoise Rosay (inoubliable jusque dans des seconds rôles comme Léontine, la « tata flingueuse », qui est « de retour » chez Michel Audiard). Il y aurait bien des choses passionnantes à dire sur Françoise Rosay, mais la place me manque. Il me suffira de noter que, très connue et admirée en Allemagne où elle avait tourné dans plusieurs films, elle fut, dès 1938, une opposante farouche à Hitler, exhortant, sur les ondes de la radio française, les femmes allemandes à ouvrir les yeux pendant qu’il en était encore temps.
En 1942, cap sur l’Algérie, toujours avec Françoise Rosay. Jacques prend la direction de Radio Alger, qu’il rebaptise Radio France. C’est là qu’il fait la connaissance de Lucienne Torrès, qui prendra le nom de scène de Lucienne Vernay quand il lui aura fait prendre conscience de la beauté de sa voix. Elle deviendra sa femme, et la mère de Françoise, notre narratrice. Quelques mois plus tard, il est remercié pour cause de
gaullisme, pour avoir adhéré à la cause de René Capitant, figure historique du gaullisme en Afrique du Nord.
Jacques Canetti reprend un petit théâtre algérois de trois cents places, qu’il baptise Les Trois Ânes, clin d’œil à la salle parisienne Les Deux Ânes, et aux trois chansonniers de sa troupe radiophonique.
Dès 1943 la troupe des Trois Ânes part en tournée, à travers l’Algérie, l’Égypte et le Liban. Chaque soir une partie de la recette est versée au mouvement Combat. Au Caire, Jacques Canetti contracte le typhus, qui le tiendra hospitalisé plus de 6 mois, veillé par la fidèle Lucienne.
De retour à Paris à la Libération, Jacques se sépare d’Édith, d’un commun accord avec elle. Il retrouve son poste de directeur artistique chez Polydor, à mi-temps. Parmi les artistes de son catalogue d’avant-guerre, seule Édith Piaf a surnagé. Pour son nouvel album, elle exige un orchestre de cent musiciens, que Jacques n’a pas les moyens de lui offrir. Elle quitte Polydor pour Pathé-Marconi, sans que cela n’entache leur amitié.
En 1947 commence l’aventure des Trois Baudets, point de départ de la gloire de Jacques Canetti grâce aux artistes à qui il fera faire leurs premiers pas sur cette scène vite devenue mythique.
Cette époque, largement documentée par Françoise Canetti, fera l’objet d’un prochain billet.
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