Chapitre 6 : La cinquième semaine, du 14 au 19 avril
La deuxième semaines des vacances de Pâques est entamée pour les enfants. Les parents, qui n’avaient pas prévu de partir en vacances, restent en télétravail, mais en mode allégé de manière à passer un peu plus de temps avec les enfants, bien que ceux-ci n’aient pas vraiment besoin de leurs parents pour s’occuper. De plus Mélanie est, depuis quelques mois, en pleine crise d’adolescence qui la fait souvent entrer en conflit avec sa mère, même si le confinement a mis de l’huile dans les rouages complexes de leur relation parfois houleuse. Comme c’est souvent le cas dans les familles, Marion s’entend mieux avec son père. Quant à Paul, il aime partager des activités, notamment sportives, avec son père, mais son caractère enjoué est plus en phase avec celui de sa mère. Son adolescence se déroule sans véritable crise, au grand soulagement de ses parents. Et, pour autant que ceux-ci le sachent, il ne fume pas encore, ni du tabac ni des substances interdites. Mais ils se disent que, s’il avait commencé à fumer, ils ne s’en apercevraient probablement pas. Et puis, avec le confinement, il ne pourrait pas se procurer de quoi fumer, alors ils sont tranquilles de ce côté. Jacques, qui n’a jamais fumé, espère que ses enfants ne s’y mettront pas non plus.
Astrid est une grosse fumeuse qui n’envisage même pas d’arrêter, au grand dam de son mari, qui a cessé de lui en parler, car à chaque fois qu’il l’a fait, une dispute plus ou moins violente s’en est suivie. Jacques a renoncé à convaincre sa femme de mettre fin à son addiction. Peut-être qu’un jour l’initiative viendra d’elle…
Mais ce qui préoccupe le plus Jacques, c’est la peur croissante du virus exprimée par Mélanie. Non seulement elle se lave de plus en plus souvent les mains, mais encore elle se douche longuement matin et soir, alors qu’en temps normal c’est un peu la galère pour qu’elle accepte de se doucher avant d’aller à l’école. Et maintenant elle a décidé de porter un masque à la maison ! Jacques prend l’initiative de faire part de ses inquiétudes à sa fille, et de lui proposer l’aide d’un psychothérapeute spécialisé dans la prise en charge des enfants, qui interviendra, si elle est d’accord, deux fois par semaine en téléconsultation, à raison d’une demi-heure par séance. Mélanie est soulagée par cette proposition, car elle se rend bien compte que sa peur commence à virer à la panique incontrôlable, ce qu’elle vit de plus en plus douloureusement.
Marion a repris son travail d’infectiologue à l’hôpital, où son absence posait problème. Fort heureusement elle a rapidement récupéré, ce qui est loin d’être le cas des patients dont elle s’occupe. Mais il faut dire qu’il s’agit de patients dont l’état était plus grave que le sien, puisqu’ils ont été hospitalisés, alors qu’elle n’a pas eu besoin de l’être.
Autre source d’inquiétude, l’état de la grand-mère d’Astrid, qui n’était déjà pas bon, se dégrade à vue d’œil, et elle refuse dorénavant de s’alimenter. Astrid décide de profiter de l’autorisation toute récente d’aller rendre visite à un parent en fin de vie pour partir chez ses parents, d’où elle pourra rendre visite à cette grand-mère qu’elle aime tant. Elle prend sa voiture et file d’une traite à Auray le jeudi, en prévenant Jacques qu’elle ne sait pas quand elle rentrera. Jacques la rassure, il assurera le quotidien. Mais comme il n’est pas très doué pour la cuisine, c’est Paul qui se chargera des repas familiaux. Paul est d’accord.
Pendant l’absence de sa femme, Jacques commence à réfléchir à une application pour smartphone qui permettrait aux patients d’envoyer, de manière sécurisée, des messages courts à leur thérapeute en cas de bouffée d’angoisse. Il se rend compte que le confinement commence à avoir des conséquences délétères indiscutables sur le psychisme de ses patients, et il a envie de se rendre plus disponible pour eux. Certes le confinement sera certainement terminé depuis longtemps quand son appli sera opérationnelle, si toutefois il arrive à la mettre au point, mais elle continuera d’être utile même après le confinement. Première étape, il lui faut trouver un concepteur, ce qu’on appelle, si ses informations sont exactes, un webmaster. L’avantage du télétravail, c’est que ce concepteur peut aussi bien habiter au bout du monde, du moment qu’il parle français. Jacques parle anglais, mais pas suffisamment bien pour un tel projet, qu’il doit d’abord affiner, car, pour l’instant, il n’a qu’une vague idée de ce qu’il veut faire.
Je vous livre les désormais traditionnels extraits du Journal de Jacques.
Mardi 14 avril
Jacques a noté ceci à propos de l’allocution présidentielle de la veille, lundi de Pâques
« Nous entamons la cinquième semaine de confinement. Et, d’après ce que nous a dit le Président hier soir, cela va durer au moins jusqu’au 11 mai, soit encore quatre semaines de plus. Cela va être fichtrement long pour tous ceux qui sont confinés dans des conditions difficiles, et pour tous ceux qui n’ont plus de revenus depuis le début du confinement. »
Astrid et lui ont écouté « avec attention l’allocution présidentielle, commencée à 8 H 02, les deux minutes de délai étant celles des applaudissements collectifs quotidiens pour les soignants. Le ton a manifestement changé. Ce n’est plus le chef de guerre qui parle à ses compatriotes-soldats, mais un homme qui fait preuve d’empathie pour ses concitoyens-victimes de l’épidémie et du confinement, qui reconnaît des erreurs personnelles et collectives (surtout collectives) expliquant notre état d’impréparation face à l’épidémie. Mais il prend sa part de responsabilité, et ne la reporte pas sur ceux qui ont exercé le pouvoir avant lui. Il reconnaît aussi que son gouvernement et lui-même n’ont pas toutes les réponses aux questions que se pose la population. Bref, il est plutôt dans une certaine forme d’humilité, et pas du tout dans la polémique. Les politiques s’en chargeront. On peut, au moins pour cela, leur faire confiance.
Il remercie tout le monde, ligne par ligne, comme au rugby : la première ligne est constituée par l’ensemble des soignants, dont il reconnaît publiquement qu’ils ne sont pas assez payés eu égard à leurs responsabilités et à leur charge de travail ; puisse-t-il ne pas l’oublier une fois la crise passée ; la deuxième ligne par tous ceux qui contribuent, par leur travail souvent méconnu, au maintien des fonctions; la troisième ligne est constituée de tous ceux qui restent à la maison pour limiter la propagation de l’épidémie. Si l’on veut continuer à filer la métaphore sportive, la troisième ligne ce serait plutôt tous les remplaçants qui attendent avec impatience que le président-sélectionneur les fasse entrer sur le terrain. Quant à l’arrière, le N°15, le dernier rempart, ce serait plutôt le rôle dévolu au Premier ministre. En politique, cela s’appelle un fusible. »
Le Journal poursuit : « Je remarque également qu’Emmanuel Macron n’a pas parlé des scientifiques censés l’aider à prendre ses décisions. Les décisions qu’il annonce, il les a prises en tant que responsable politique, sans se cacher derrière l’avis des « sachants », comme on dit dans les expertises médicales.
L’annonce que tout le monde attendait, c’était celle d’une date à partir de laquelle on pourra commencer un déconfinement progressif et prudent. Ce sera donc le lundi 11 mai.
L’annonce qui n’était pas attendue, c’est celle de la réouverture, à cette date, des crèches et des établissements scolaires. Pour les établissements qui accueillent du public adulte ce sera pour nettement plus tard. Cela concerne les bars, les restaurants, les cinémas et autres salles de spectacle, les festivals, etc. Les personnes âgées et fragiles devront elles aussi attendre des jours meilleurs. Quant aux vacances d’été, elles semblent de plus en plus lointaines, d’autant que les frontières de l’Europe resteront fermées une partie de l’été.
Il sera désormais possible aux familles d’aller rendre visite à leurs parents en fin de vie, que ce soit ou non du fait du Covid-19. Cet assouplissement des règles concerne les EHPAD et les hôpitaux.
J’ai le sentiment que le Président a tenu compte de toutes les critiques soulevées par ses précédentes allocutions, et qu’il a rectifié le tir. Suffisamment pour qu’on lui en sache gré ? On verra cela dès le lendemain, donc aujourd’hui. »
Dans la soirée, le Journal revient sur les commentaires suscitées par cette allocution : « Les commentaires des experts sur l’allocution présidentielle vont bon train, étayés par des chiffres assez impressionnants : 36,7 millions de Français étaient devant leur téléviseur pour écouter la parole présidentielle, soit nettement plus que la moitié de la population. Il semble qu’un tel score d’écoute n’ait jamais été atteint. Trois Français sur quatre sont favorables à la poursuite du confinement, et 62% des personnes interrogées déclarent avoir été convaincues par les propos d’Emmanuel Macron. Même s’il est assez difficile de savoir ce que signifie exactement « être convaincu », ce score me semble à peine croyable tant il est élevé, et tant cet exécutif est impopulaire en temps normal. Cela veut-il dire que moins de gens qu’avant pensent que le Président « nous ment » ? Mystère ! Comme il est vraisemblable que cette bonne opinion ne durera pas très longtemps, ce dernier est condamné à reprendre régulièrement la parole pour redonner un petit coup de booster à la confiance. »
« La décision qui fait le plus débat, et qui semble diviser la population en deux moitiés à peu près égales est celle de la réouverture des établissements scolaires. C’est à l’évidence une décision politique car il est peu probable qu’elle ait été suggérée par les scientifiques. Il se pourrait qu’elle ait été prise pour permettre à bon nombre de parents de reprendre le travail. Des reportages nous apprennent que le télétravail semble très compliqué pour des parents qui doivent s’occuper en permanence de leurs jeunes enfants. Cette décision concerne 12 millions d’élèves et 900000 enseignants, dont on peut penser qu’une partie d’entre eux sera hostile à cette réouverture. Quid des cantines scolaires ? »
Mercredi 15 avril
Il y a un an jour pour jour, Notre-Dame de Paris était la proie des flammes. Triste souvenir. Le confinement a donné un sacré coup de frein aux travaux de reconstruction.
« Toujours beaucoup de questions sur la réouverture des écoles le 11 mai. Un nouveau pavé dans la mare médiatico-sanitaire est lancé par le Pr Raoult pour qui les enfants seraient peu vecteurs de transmission du virus, contrairement à la conception habituellement retenue. Voilà encore une affirmation qu’il va falloir étayer de manière rigoureuse, car, pour l’instant, les scientifiques avouent ne pas connaître la réponse. Emmanuel Macron précise que le Pr Raoult est un grand scientifique, et que ses hypothèses méritent d’être testées. Je pense qu’il ne veut pas se fâcher avec l’importante partie de la population qui est derrière « Raoult le rebelle ». Une réplique-culte des Tontons flingueurs me vient à l’esprit, prononcée par Bernard Blier (Raoul Volfoni dans le film) avec sa gouaille inimitable « Mais y connaît pas Raoul(t) ce mec. Y va avoir un réveil pénible… » Du coup, mieux vaut se méfier, comme le fait, me semble-t-il, le Président. »
La suite des événements nous apprendra que le Pr Raoult ne dit pas que des conneries. Quand le déconfinement aura commencé, et que l’école aura rouvert ses portes, on s’apercevra de deux choses : les enfants sont peu touchés par le Covid-19, qui atteint préférentiellement les personnes âgées ; et les enfants ne sont pas du tout les « super-contaminateurs » que l’on imaginait, par analogie avec les autres virus à tropisme respiratoire.
Le Journal fait ensuite un petit détour vers l’Amérique : « Donald Trump, de plus en plus critiqué par la presse américaine, suspend la contribution financière américaine à l’OMS (la plus importante de tous les pays membres), qu’il accuse d’être à la solde des Chinois et d’avoir, à leur demande, minimisé l’importance du problème au début de la crise sanitaire. »
Jacques et Astrid ont « la grande joie de revoir Obama pendant quelques trop brèves minutes. Il explique ce que doit être, selon lui, un bon dirigeant américain, sans jamais citer celui qu’il accuse de ne pas l’être. Quel bonheur de l’entendre remettre les choses à leur juste place avec son inimitable voix grave de crooner (façon Barry White) et sa diction parfaite. Je ne sais pas s’il manque aux Américains, mais à une grande partie des Français certainement. Il faut quand même un minimum de classe, de jugement et d’envergure intellectuelle pour diriger la première puissance mondiale. Tout ce qui manque à son successeur. »
« Un reportage très sympathique et émouvant nous montre un vétéran anglais de la Seconde Guerre mondiale, surnommé Captain Tom, qui va avoir 100 ans dans quinze jours. Il fait des longueurs de terrasse avec son déambulateur pour récolter des fonds. Au moment où on le voit en pleine action, il en est déjà à plus de 8 millions d’euros ! Sacrés Anglais ! »
La suite nous apprendra que c’est loin d’être fini.
Jacques et Astrid entendent sonner en direct, dans leur téléviseur, « le bourdon de Notre-Dame, muet depuis un an ».
Jeudi 16 avril
« Cela fait maintenant un mois que la France vit dans le confinement, que chacun organise comme il le peut, dans une étonnante mais réelle discipline collective dont on n’aurait pas cru les Français vraiment capables. Je reconnais une fois de plus que ma famille et moi-même sommes clairement privilégiés sur le plan des conditions de confort dans lesquelles nous sommes confinés. »
Le Journal évoque une nouvelle polémique initiée par le Pr Raoult : « qui jette un nouveau pavé dans la mare en expliquant publiquement que l’épidémie est en passe de s’éteindre à Marseille. Il se fonde pour l’affirmer sur la baisse du nombre de cas dans sa ville, ce qui est une réalité que personne ne conteste. Ce qui est contestable en revanche, c’est de privilégier ce critère secondaire sur le plan épidémiologique, alors que la plupart des experts interrogés retiennent le nombre de patients hospitalisés en Médecine ou en Réa comme critère de reflux de l’épidémie. »
« Alors que beaucoup de commentateurs émettent des doutes sur la possibilité de reprise de la scolarité le 11 mai dans notre pays, les écoles sont de nouveau ouvertes au Danemark depuis aujourd’hui. Pour l’Allemagne, la date est fixée au 4 mai. Il a été annoncé que l’exécutif étudiera de près ce qui se fait chez nos voisins sur tous ces sujets. »
« Le tiers de l’équipage du porte-avions Charles de Gaulle, soit 668 marins, est contaminé. Plusieurs marins sont hospitalisés, dont un en réanimation. On ne connaît pas encore l’origine de cette contamination. Peut-être une escale à Brest il y a un mois ? Mais l’énorme navire (le deuxième plus grand au monde, nous dit le reportage) va être complètement désinfecté. Sacré boulot en perspective. »
Le Journal fait ensuite état des recherches effectuées par Jacques sur les chauves-souris et le pangolin, animal qu’il ne connaissait pas jusqu’à ce que l’épidémie le mette en avant. Et Jacques conclut ses recherches par une citation d’un de ses humoristes préférés, Pierre Desproges, extraite de son Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des bien nantis : « Le pangolin ressemble à un artichaut à l'envers avec des pattes, prolongé d'une queue à la vue de laquelle on se prend à penser qu'en effet, le ridicule ne tue plus. »
« Et, pendant ce temps-là, Captain Tom continue de faire les cent pas dans son jardin, pour récupérer des fonds. Le montant de sa cagnotte a doublé, atteignant les 20 millions d’Euros destinés au NHS, le système de santé public britannique. J’imagine que ce sera la grosse fête pour les cent ans de ce héros ! »
« Fin de ce premier mois de confinement… »
Vendredi 17 avril
« L’affaire de la contamination du porte-avions Charles de Gaulle risque de faire des vagues, car, comme toujours quand il s’agit d’affaires militaires, les informations filtrent au compte-gouttes, et les critiques vont bon train. Sur les quelque 2000 tests effectués, 1081 sont positifs. Les marins, pour la plupart symptomatiques, sont débarqués à Toulon, port d’attache du navire. Une vingtaine sont hospitalisés, dont un en Réanimation. Deux enquêtes ont été ouvertes pour essayer de comprendre ce qui a bien pu se passer. »
« Voilà pour la polémique du jour en France, qui, pour une fois, n’émane pas du Pr Raoult. Mais la vraie polémique est internationale, et porte sur le rôle opaque joué par la Chine, qui est accusée de n’avoir pas pris tout de suite la mesure de la gravité de cette épidémie, et d’avoir tardé à en informer la communauté scientifique internationale, malgré le satisfecit accordé aux autorités sanitaires chinoises par l’OMS, que Donald Trump accuse d’être à la solde des Chinois. D’autres chefs d’état et de gouvernement s’en mêlent, notamment Boris Johnson et Emmanuel Macron, qui, dans une interview au Financial Times, indique que la Chine devra rendre des comptes. Ce sera pour plus tard, ou jamais. »
« L’origine du virus pose également beaucoup de questions. On tenait jusque-là pour acquis que ce virus de chauve-souris se serait transmis à l’homme via le pangolin à partir du marché aux animaux sauvages vivants de Wuhan. De plus en plus d’experts internationaux se demandent si le virus ne se serait pas en fait échappé d’un laboratoire de virologie classé P4 situé à Wuhan, et construit avec l’aide de la France. Une sécurité insuffisante dans ce laboratoire aurait été signalée bien avant le début de l’épidémie, notamment dans un article du Washington Post en 2018. Il va probablement être très difficile de connaître la vérité, car il est peu probable que la Chine collabore à une éventuelle enquête internationale. »
« Sur ce sujet, la rumeur continue de courir et d’enfler selon laquelle le virus ne serait pas naturel, mais artificiel, bricolé en laboratoire par des virologues. J’ai déjà entendu plusieurs experts nous expliquer que c’est bien sûr possible en théorie, mais pas en pratique dans le cas de ce virus, dont le génome a toutes les caractéristiques d’un virus naturel de chauve-souris. En clair, si cela était vrai, cela se serait vu et su depuis le début, d’autant que l’intégralité de ce génome est accessible à tous les laboratoires du monde, mis à leur disposition par les Chinois dès le début « officiel » de l’épidémie. Cette rumeur est en particulier alimentée par une ex-sommité de la virologie mondiale, le Pr Luc Montagnier, âgé de 87 ans, qui prétend que le génome du virus a été recombiné avec celui du VIH dans le but de fabriquer un vaccin. »
Jacques consacre alors un long développement au Pr Montagnier et à ses extravagances et divagations diverses, qui en font un archétype du complotiste.
« De plus en plus de questions se posent sur ce virus émergent, vis-à-vis duquel nous sommes « naïfs », comme le disent les scientifiques, avec une poésie dont on ne les aurait pas cru capables. Il y a nettement plus de questions que de réponses, ce que résume le Pr Delfraissy, président du Conseil scientifique qui aide l’exécutif dans ses prises de décisions, d’une formule lapidaire appelée à faire date : « Ce virus est une vacherie ». Certes. Mais le mot est bien faible. »
Jacques consacre alors quelques lignes à un portrait du Pr Delfraissy.
« Certains émettent des doutes sur la constitutionnalité du confinement imposé à une partie de la population, dans le but de la protéger. Le confinement généralisé ne se discute pas dans la mesure où chacun se confine pour protéger les autres, son prochain en langage chrétien. Dans le cas des personnes âgées et fragiles, c’est elles qu’il s’agit de protéger. Or elles ont parfaitement le droit de vivre dangereusement, à titre individuel. Emmanuel Macron semble avoir entendu cet argument, puisqu’il nous dit que ce confinement « des vieux » ne se fera pas par contrainte.
Par ailleurs beaucoup de voix s’élèvent pour rappeler à quel point l’interdiction des visites dans les EHPAD est un drame pour beaucoup de résidents habitués à voir leur famille au moins de temps en temps. Beaucoup de ceux qui réchapperont du Covid-19 risquent de mourir de chagrin, de désespoir, ou tout simplement d’ennui ! »
Jacques pense ici très fort à la grand-mère d’Astrid, confiné dans son EHPAD du Morbihan, et qui le vit tellement mal qu’elle est actuellement en fin de parcours.
Samedi 18 avril
« Les Allemands commencent leur déconfinement en ouvrant dans un premier temps les commerces de moins de 800 m2 de surface au sol et les concessions automobiles, avant la réouverture des écoles prévue le 4 mai. La façon dont l’Allemagne a géré la crise sanitaire me laisse pantois : moins de cas, moins de morts (4000 contre 20000 en France !), des tests par centaines de milliers, autant de lits de réanimation libres (sur les 28000 disponibles contre 5000 chez nous au début de la crise) que nous n’en avons d’occupés. Mais comment font-ils donc ? »
« Par un curieux hasard, alors que j’avais déjà écrit ce petit exercice d’admiration de nos amis allemands, l’émission C dans l’air de ce soir essaie de répondre à la question suivante : « Pourquoi les Allemands sont-ils meilleurs ? »
D’emblée est rappelé un chiffre essentiel : ces deux pays consacrent la même part de leur PIB aux dépenses de santé, 11%, ce qui est beaucoup moins que les USA, mais beaucoup plus que la Corée du Sud. Le journaliste allemand (qui vit en France) insiste sur le fait que, contrairement à une idée largement reçue en France, l’Allemagne n’est pas un pays moins « social » que la France. Il semble que les Allemands utilisent beaucoup mieux que nous les fonds alloués à la santé. Un seul exemple : il y a beaucoup moins de personnel administratif dans les hôpitaux allemands que dans les hôpitaux français. »
Jacques sait par sa belle-sœur que dans les hôpitaux français « ce n’est jamais le personnel administratif qui est en sous-effectif chronique, et c’est un euphémisme. Par ailleurs les hôpitaux allemands ont une gestion moins administrative et beaucoup plus décentralisée, dans la mesure où ils sont pilotés non pas par l’état fédéral mais par les Länder. Cette gestion décentralisée permet aux hôpitaux allemands d’être plus réactifs que les nôtres. »
« Autre grande différence entre les deux pays, l’Allemagne est un pays fédéral, donc décentralisé. La Bavière, plus touchée par l’épidémie, a pris des mesures plus drastiques que la plupart des autres Länder.
Par ailleurs chez nos voisins allemands les mesures de confinement sont adoptées sans difficultés par la population, et sans qu’il soit nécessaire de les imposer. Pas d’autorisation de sortie à présenter chez eux. La journaliste française vivant en Allemagne explique que ce n’est pas qu’une question de discipline. Elle emploie le mot un peu désuet pour nous de respect. Respect en particulier pour la chancelière Angela Merkel, au pouvoir depuis 14 ans, qui est une scientifique de formation, cursus presque impensable dans notre pays dirigé par des hauts fonctionnaires de culture littéraire. Sa cote de popularité ferait pâlir d’envie n’importe quel dirigeant démocratique. »
« En pratique, les Allemands ont procédé de la manière suivante : des tests à très grande échelle et le confinement strict des individus positifs, qu’ils aient ou pas des symptômes. En revanche le confinement général de la population a été plus souple que chez nous, sauf peut-être en Bavière. Telle a été la recette du succès allemand. »
Jacques poursuit ainsi cette comparaison entre Allemagne et France : « je dirais que les Français admirent l’efficacité allemande, et que les Allemands envient l’art de vivre des Français. Nous les trouvons souvent lourds et ennuyeux ; ils nous trouvent légers et peu sérieux. »
Et, pour conclure : « Les Allemands ont une très belle expression pour parler de l’art de vivre à la française : « Leben wie Gott in Frankreich », autrement dit « Vivre comme Dieu en France ». Ce n’est pas non plus une raison pour envahir la France à intervalles réguliers, habitude que les armées allemandes semblent avoir définitivement perdue. Mais nous accueillons avec grand plaisir les hordes de touristes allemands qui viennent passer leurs vacances chez nous, alors que nous nous rendons très peu en Allemagne. Il est vrai que nous sommes vraiment gâtés par la géographie. Je crois dur comme fer à la nécessité de l’amitié franco-allemande. Et c’est une très bonne chose que la France ait un ministre de l’Économie germanophone. »
Dimanche 19 avril
Le Journal ne contient aucune notation sur l’épidémie à cette date. Relâche dominicale, non pas de l’actualité, mais de sa notation…
Les Carnets de la drôle de guerre
N°24
Cette livraison s’intéresse aux religions via les réponses qu’un représentant de chacune des quatre religions les plus pratiquées en France apporte à la question suivante : « Le Covid-19 va-t-il (aussi) avoir la peau des religions ? ». En effet, ce mois d’avril voit cohabiter les fêtes de Pâques, de Pessa’h (la Pâque juive) et le ramadan. Or les églises, les temples, les synagogues et les mosquées seront fermées, et les prières du vendredi annulées. L’occasion est ainsi donnée à Michel Eltchaninoff et Victorine de Oliveira d’interroger le philosophe protestant Olivier Abel (Le Vertige de l’Europe), proche de Paul Ricœur, le rabbin Rivon Krygier (L’Homme face à la révélation), le philosophe musulman sénégalais Souleymane Bachir Diagne (Comment philosopher en islam ?),professeur à la prestigieuse Université Columbia de New York, et enfin Nathalie Sarthou-Sajus (Sauver nos vies), philosophe catholique, rédactrice en chef adjointe de la revue des Jésuites Études. Répondront-ils à la question posée ?
En préambule, les auteurs nous rappellent le rôle délétère joué par certains grands rassemblements religieux dans la propagation de l’épidémie, notamment le rassemblement évangélique de Mulhouse, organisé par l’Église Porte ouverte chrétienne dans le Haut-Rhin du 17 au 24 février, qui a fait se réunir environ 2 000 participants. Rappelons que les chrétiens évangélistes appartiennent à une mouvance très active du protestantisme, dont Olivier Abel souligne qu’elle a, ironie de la chose,« déjà fortement tendance à penser en termes de culpabilité et de punition, et à cultiver en permanence un sentiment apocalyptique de fin du monde ».
N°27
Ce numéro nous invite à réfléchir, par l’intermédiaire de Michel Eltchaninoff, aux questions posées par la mort en période d’épidémie avec deux problèmes aussi préoccupants l’un que l’autre, à savoir la mort dans la solitude et la difficulté à organiser des obsèques. Des soignants ont été interrogés, ainsi que trois philosophes : Vinciane Despret (Au bonheur des morts), également psychologue, Denis Moreau (Mort, où est ta victoire ?), rationaliste et catholique, et enfin Jean-Luc Nancy (L’Intrus, où il évoque sa greffe du cœur), l’une des figures de la « déconstruction », avec ses amis Jacques Derrida ou Philippe Lacoue-Labarthe.
La question posée est la suivante : la mort dans la solitude est-elle la « fin de la belle mort » ?
« Mourir dans la solitude est l’une de nos grandes terreurs primordiales. Depuis l’Antiquité, les philosophes ont déployé, pour la conjurer, l’image de la « belle mort » (kalos thanatos en grec), qui consiste à partir les yeux ouverts, lucide et digne. Or une mort honorable, un adieu serein réclament la présence des proches auxquels confier ses dernières paroles. »
Est évoqué ici Le Jardin d’Épicure. Regarder le soleil en face, livre du psychiatre et psychothérapeute américain Irvin Yalom, que Jacques considère comme l’un de ses maîtres, et dans lequel Yalom « montre comment, dans des unités de soins palliatifs, on peut aider les mourants à partir dans la dignité. À condition d’être entouré. »
Jacques ne saurait trop recommander la lecture des livres d’Irvin Yalom, et tout particulièrement Le problème Spinoza. Mais revenons à nos morts, et à cette question posée de « la fin de la belle mort ».
Ce numéro des Carnets de la drôle de guerre tente d’apporter une réponse.
La seconde question abordé par ce numéro porte sur la nécessité actuelle de suspendre les habituels rites funéraires : « Faire son deuil des rites ? »
Un décret publié dans l’édition du 2 avril 2020 du Journal officiel fixe les modalités des moments qui suivent le décès d’un patient atteint du Covid-19. Ces règles, que Jacques détaille, sont assez violentes.
Ce très bel article conclut ainsi : « Mourir seul est l’un des pires effets collatéraux de cette épidémie. Ne pouvoir embrasser ses proches, ne pouvoir les accompagner comme on le voudrait, avant ou après le décès, laissera des cicatrices qui mettront longtemps à se refermer. Mais en ce qui concerne la mort comme tous les autres aspects de nos vies, le Covid-19 nous invite à imaginer un autre monde, dans lequel nous n’abandonnerions pas les anciens à la solitude, et dans lequel les rituels, anciens ou inventés, reprendraient toute leur place. Mais, comme dans les domaines de l’écologie ou de la vie sociale, nul ne sait si nous saurons rester fidèles à ce que nous sommes en train de vivre. »
Jacques, et surtout Astrid, pensent à la grand-mère de celle-ci, qui vit très mal l’isolement dû à l’absence totale de visites, et qui pourrait bien finir par en mourir. En effet, d’après les échanges téléphoniques quasi quotidiennement d’Astrid avec sa grand-mère, celle-ci, d’habitude si pleine de vie, semble maintenant hantée par sa mort prochaine.
N°29
Cette livraison nous parle de la gestion de la crise sanitaire par Donald Trump, à travers les réponses qu’apporte à Victorine de Oliveira l’américain Roger Berkowitz professeur de sciences politiques au Bard College. Il dirige le Hannah Arendt Center for Politics and Humanities.
Berkowitz souligne que certains maires, comme celui de San Francisco, ont pris très vite des mesures de confinement (San Francisco a été placée en confinement le 17 mars, à la même date que la France), contrairement à d’autres, comme le maire de New York, Bill de Blasio, dont la gestion laxiste à la Trump s’est révélée catastrophique.
Sur l’élection présidentielle de novembre, Jacques reprend les mots de Berkowitz : « Par ailleurs, Trump est un désastre quand il s’exprime à la télévision. Il a absolument besoin d’un public qui l’adule. Face à des journalistes qui lui posent des questions sans complaisance, il s’énerve, se met à leur hurler dessus. Cela pourrait plaire à la base de son électorat, mais dans un contexte de campagne, cela risque de ne pas avoir de bons résultats. Biden, quant à lui, est complètement invisible, on ne l’entend pas du tout sur la crise ! Il n’est pas très à l’aise avec les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, et il n’est pas sûr du tout qu’il s’en sorte mieux avec une campagne majoritairement télévisée. La seule chose certaine, c’est que ce sera l’une des élections les plus imprévisibles de notre histoire. »
Mais tout le papier serait à citer, tellement cette analyse émanant d’un américain est pertinente, notamment sa conclusion, que Jacques juge bien sombre :
« Nous nous accrochons aux théories d’épidémiologistes, d’infectiologues, de médecins et d’hommes politiques, car nous voulons désespérément comprendre ce qui est en train de se produire afin de garder le contrôle de la situation. C’est pourquoi nous accueillons si favorablement l’autorité : nous espérons à tout prix que quelqu’un nous dise comment nous en sortir. (…) En des temps de crise, les êtres humains veulent croire que quelqu’un tient la situation bien en main et s’occupera de tout. Nous avons certes besoin d’écouter les faits que nous donnent les experts qui conseillent nos chefs d’État, mais nous devons avoir conscience que ces faits changent tous les jours et que nous ne savons rien de ce qui nous attend. Nous devons reconnaître que nous affrontons à présent l’inconnu. C’est à la fois effrayant et potentiellement prometteur. Voilà la peur, mais aussi la leçon, que je retirerais de ce moment. »
N°30
Dans cette livraison des Carnets, le philosophe et romancier Tristan Garcia estime que la situation actuelle creuse les clivages économiques et identitaires, alors que le discours politique insiste sur l’unité nationale à l’heure du confinement et de la lutte contre l’épidémie. Il répond aux questions de Martin Duru, notamment sur les conséquences politiques de la crise.
Tristan Garcia répond ceci : « Il me semble que nous risquons de nous orienter vers la tentation d’un « socialisme autoritaire ». Clairement, le discours néolibéral va devenir de moins en moins audible et recevable. Déjà on s’interroge sur la nécessité à terme de renationaliser, de relocaliser certaines industries indispensables à l’autonomie nationale. Cela fait maintenant une quinzaine d’années que la colère populaire à l’égard du néolibéralisme s’amplifie, et que monte, aussi bien à gauche qu’à droite, un désir de plus d’État, d’un État de nouveau responsable, soucieux de l’éducation et de la santé. Ce que nous vivons pousse encore un peu plus dans cette direction d’un socialisme rénové. Mais il y a aussi le pendant autoritaire… (…) Avec le renoncement au libéralisme, un pouvoir pourra très bien sacrifier du même coup des libertés fondamentales, au nom de la préservation des vies plutôt que des individus. Là, il faudra se montrer vigilant et aller combattre si l’on tient à la fois à l’idéal du commun et à la liberté de chacun. »
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