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Christian Thomsen

Céleste et Monsieur Proust

Dernière mise à jour : 21 janv. 2022


Laure Hillerin

Il n’y a pas que les connaisseurs de l’œuvre de Proust qui seront intéressés par le dernier ouvrage de la grande proustienne qu’est Laure Hillerin, laquelle nous a déjà fait découvrir l’extraordinaire personnalité de la comtesse Greffulhe, une des inspiratrices du romancier pour certains des personnages aristocratiques féminins de la Recherche, notamment la duchesse de Guermantes, la fameuse Oriane.

Car, au-delà des lecteurs de la Recherche, tous ceux qui prendront le temps de lire cette enquête passionnante que Laure Hillerin a menée À la recherche de Céleste Albaret seront enchantés de découvrir ce personnage magnifique, pièce maîtresse des dernières années de la vie de son maître vénéré, confiné volontaire pour cause de chef-d’œuvre littéraire à terminer (et aussi de maladie respiratoire chronique), depuis le début de la guerre jusqu’à la mort de Proust en 1922.

À vrai dire Céleste Albaret n’est pas vraiment une inconnue, puisqu’elle a publié, avec l’aide de Georges Belmont qui l’a longuement interrogée sur les huit années de sa vie pendant lesquelles elle fut la gouvernante de Proust, un livre de souvenirs bien connu des proustiens, sobrement intitulé Monsieur Proust. Ce témoignage tardif (1973) de première main est certes essentiel, mais ne saurait suffire à Laure Hillerin pour dessiner le portrait tout en nuances de Céleste, et décrire l’étrange relation qui a lié, pendant les huit dernières années de sa vie, les plus importantes pour la rédaction de la Recherche, Monsieur Proust et Madame Céleste Albaret née Augustine Célestine Gineste en 1891 à Auxillac, Lozère.


Céleste et Odilon Albaret

Dans la famille Albaret le premier à avoir croisé la route du grand écrivain fut Odilon, le mari de Céleste, qui n’était pas stricto sensu au service de Proust, mais qui était le chauffeur préféré de ce dernier, et le promenait dans son propre taxi partout où Monsieur Proust désirait se rendre, notamment à Cabourg.

Quand Odilon Albaret épousa Céleste Gineste, au pays (La Canourgue, en Lozère), Proust eut la très délicate attention d’adresser à son chauffeur un télégramme de félicitations, qui arriva quelques jours après la cérémonie, mais pas juste avant que celle-ci ne commence, comme le raconta plus tard Céleste, enjolivant une anecdote qui n’en avait nul besoin.

Le couple Albaret s’installa à Levallois-Perret, un des berceaux de l’automobile de l’époque. Céleste, en bonne campagnarde cloîtrée dans leur petit appartement de banlieue qu’elle détesta d’emblée, eut du mal à s’acclimater à la vie parisienne, ce que Proust ne tarda pas à découvrir. Laure Hillerin nous décrit un Proust hypersensible, toujours à l’écoute des chagrins et des malheurs des autres, surtout quand ils appartenaient à une classe sociale inférieure à la sienne, trait de caractère plutôt rare chez les grands bourgeois de cette époque.

La comtesse Greffulhe

Proust eut l’idée généreuse, pour désennuyer cette jeune mariée qu’il ne connaissait pas, de lui proposer un petit travail. Il s’agissait, si toutefois elle daignait l’accepter, d’aller déposer les exemplaires de son tout nouveau livre publié à compte d’auteur par Bernard Grasset, Du côté de chez Swann, au domicile des relations de Proust à qui il souhaitait en faire l’offrande. Elle fut, en quelque sorte, préposée au service de presse de celui qui n’était pas encore le grand écrivain que nous vénérons. Ses pas la conduisirent en particulier du domicile de Proust, sis au 102 boulevard Hausmann, à quelques encablures de là, chez la comtesse Greffulhe, qui, on le sait, ne trouva pas le temps (ou plutôt l’envie) de lire le livre de son admirateur éperdu, puisque seules les premières pages de son exemplaire furent coupées. C’est ainsi que la discrète Céleste fit une entrée modeste dans l’univers privé de Marcel Proust.

Alfred Agostinelli

Les circonstances allaient se charger de rendre Céleste indispensable à son maître, qui ne se remettait pas de la fuite, fin 1913, de son secrétaire monégasque Alfred Agostinelli, qui avait été le chauffeur de taxi de Proust dès 1907. Il se tua en avion en mai 1914. En fait il périt noyé, son avion s’étant abimé en mer au large d’Antibes. Anecdote piquante, Alfred Agostinelli pilotait l’avion sous le nom d’emprunt de Marcel Swann !

Quand la guerre éclata, Proust perdit son chauffeur attitré, Odilon Albaret, et son valet de chambre Nicolas Cottin, tous deux mobilisés. Il engagea, pour remplacer ce dernier un jeune, grand et beau Suédois nommé Ernst (devenu Ernest) Forssgren, le « valet suédois ». Céleste avait emménagé au domicile de Proust, et était donc disponible pour s’occuper de Proust, mais il n’était pas question, du moins à ce moment-là, de confier l’intimité de Monsieur Marcel à une femme, si digne de confiance fût-elle.



C’est le trio assez improbable formé par Marcel, Céleste et Ernest qui partit, au mois août 1914, en exode pour le Grand Hôtel de Cabourg, dont Proust était un hôte estival de marque depuis des années, très apprécié du fait de ses pourboires pharaoniques. D’emblée Céleste détesta Ernest, qui prenait trop de place à son goût dans l’intimité de leur maître, cette relation privilégiée étant toutefois restée platonique, même si les séjours nocturnes du valet suédois dans la chambre de Monsieur suscitèrent de nombreux commentaires désapprobateurs.

Quand le Grand Hôtel fut réquisitionné pour devenir un hôpital de campagne destiné à soigner les innombrables soldats blessés, le trio regagna Paris, puis le valet suédois ne tarda pas à s’exiler aux États-Unis, laissant le champ libre à Céleste, qui aura dorénavant son maître pour elle toute seule. Elle avait alors 23 ans, et répondit positivement à Monsieur Proust quand il lui demanda si elle consentirait à daigner devenir sa gouvernante. Monsieur Marcel savait mettre les formes nécessaires pour solliciter un immense service !

Forssgren fera plus tard le récit peu crédible de son séjour auprès du grand écrivain dans ses Memoirs of Ernest A. Forssberg, Proust swedish valet, dans lequel il se donnera toujours le beau rôle. Quant à Céleste, elle ne lui accordera qu’une toute petite place dans son livre de souvenirs. Maigre vengeance tardive.

Dans ce livre, Monsieur Proust, Céleste se décrit en gouvernante parfaite, respectant scrupuleusement toutes les consignes de son maître. Mais les recherches de Laure Hillerin l’amènent à constater que Céleste enjolive souvent la réalité, comme le montrent un certain nombre de documents qui attestent que Proust récriminait souvent contre Céleste. Il faut bien reconnaître que son maître, aussi adorable qu’il ait été avec elle, ne lui rendait pas la vie facile, notamment du fait de ses nombreux caprices, ce que, plus tard, Céleste refusera obstinément de reconnaître. Par ailleurs Proust ne la considéra jamais comme une domestique, et elle ne se reconnaîtra jamais comme telle, elle qui méprisait la condition de domestique. Leur relation était beaucoup plus complexe que cela, comme va brillamment nous le démontrer Laure Hillerin.


Voilà donc la belle, grande et très distinguée Céleste au service exclusif de Monsieur Proust, qui, les premiers temps, n’imaginait pas possible de l’appeler par son prénom. Elle était donc « Madame Albaret », ce qui la mettait mal à l’aise. Mais elle ne tardera pas à devenir Céleste, beaucoup moins soumise et beaucoup plus autoritaire qu’elle ne voudra bien l’admettre plus tard.

Laure Hillerin nous décrit longuement le fonctionnement de cet étrange attelage, basé sur une admiration sans borne de Céleste pour Marcel, que ce dernier lui rendait sous forme d’une amitié sincère, qui alla jusqu’à donner un petit rôle, sous leur vrai nom, à Céleste et à sa sœur Marie Gineste, devenues « les courrières » de Balbec dans Sodome et Gomorrhe.

Céleste passait le plus clair de son temps à attendre, notamment que son maître soit réveillé pour lui apporter son « essence de café », dont la préparation relevait d’une sorte de rite initiatique, un peu comme la cérémonie du thé au Japon. Elle devait faire les courses chez des commerçants du quartier qui avaient été les fournisseurs attitrés de la mère de Monsieur, qui n’en voulait aucun autre. Céleste n’avait quasiment pas de cuisine à faire, les repas, auxquels Proust ne touchait pratiquement pas, étant livrés à domicile. Et, quand Marcel sortait le soir, elle devait attendre son retour, parfois très tard dans la nuit. Si la soirée avait été bonne, Proust prenait le temps de la raconter en détail à Céleste, qui se trouvait un peu dans le rôle d’être la première lectrice du work in progress. Le bonheur que ces moments d’intimité joyeuse procuraient à Céleste effaçait toutes les avanies qu’elle subissait, et, bien des années plus tard, ce sont ces moments privilégiés dont elle se souviendrait le mieux, d’autant qu’elle était devenue, avec le temps, une sorte de collaboratrice du grand homme. C’est elle en effet qui lui avait suggéré la technique des « becquets », qui permettaient de rajouter à l’infini (jusqu’à 140 cm pour le plus long d’entre eux) les modifications que Proust souhaitait apporter à son manuscrit avant que de le faire parvenir chez Gallimard.

Céleste avait aussi d’autres attributions qui la rendaient indispensable. Comme Proust, qui ne souhaitait plus être importuné par la sonnerie du téléphone, avait résilié son abonnement, c’est à Céleste que revenait la mission capitale des « téléphonages », qu’elle adorait. Son mimétisme vocal avec son maître était tel que, bien souvent, l’interlocuteur à l’autre bout du fil croyait parler à Marcel.

Autre tâche importante, celle d’introduire les visiteurs, sur lesquels elle avait toujours un avis personnel. Elle adorait le duc de Guiche et Paul Morand, mais n’aimait pas beaucoup André Gide, qu’elle surnommait « le faux moine ». Et elle détestait Albert Le Cuziat, « cet affreux bonhomme » qui tenait une maison de passe homosexuelle rue de l’Arcade, dont Proust était un habitué (au point de s’y faire surprendre par la police des mœurs en 1919), et qui fut le modèle du sinistre Jupien de la Recherche, dont le masochiste baron de Charlus était un habitué.


À partir de 1914, date de l’entrée en fonction de Céleste au service de Marcel Proust, la vie et l’œuvre de ce dernier vont se trouver bouleversées. Sa vie parce qu’il ne quittera plus guère sa chambre, renonçant aux voyages et ne se réservant que des sorties nocturnes pour rencontrer de vieux amis, dont certains venaient lui rendre visite. Et son œuvre parce que va entrer en scène le personnage dorénavant le plus important de la Recherche, la fameuse Albertine, décalque féminin d’Alfred Agostinelli, dont Proust ne se consolait pas de la disparition puis de la mort. Laure Hillerin signale que Céleste, qui n’avait pas connu Agostinelli, ne croyait pas du tout à cette transmutation d’Alfred en Albertine, qu’aucun spécialiste ne conteste pourtant.

Laure Hillerin remarque que Proust a choisi de donner à celle qui, d’abord jeune fille en fleurs, deviendra la prisonnière du Narrateur puis la disparue, le nom d’Albertine Simonet, qui n’est pas sans évoquer, tel une contrepèterie, Célestine Albaret, Célestine étant le vrai prénom de Céleste. Et Laure Hillerin s’amuse à imaginer un personnage double qui s’appellerait « Albaretine ». Et un autre du nom de « Célestoise », contraction de Céleste et de Françoise, la cuisinière de la tante Léonie, puis des parents du Narrateur, et enfin de ce dernier.

En effet l’apparition de Céleste dans la vie de Proust va transfigurer Françoise, ce personnage essentiel de la Recherche, dont la façon de parler évoquera dorénavant au narrateur le langage du Grand Siècle, usant de tournures que n’auraient reniées ni La Fontaine ni Saint-Simon.

Céleste, qui n’avait pratiquement pas fait d’études (l’ignorance de Françoise était « encyclopédique ») et maniait l’orthographe de manière assez pittoresque, usait d’un langage plutôt recherché, rempli de tournures désuètes, issues de sa Lozère natale.


En 1919 plusieurs changements majeurs intervinrent dans la vie de Marcel et de Céleste. En premier lieu la fin de la guerre, même si elle semble toujours lointaine dans leur vie de reclus parisiens, et bien que Proust y ait perdu deux de ses meilleurs amis, morts au combat. Le retour d’Odilon, le mari de Céleste, qui semble ne jamais avoir beaucoup manqué à son épouse. L’entrée en fonction du jeune et beau Suisse Henri Rochat, débauché du Ritz où il était serveur pour devenir le « secrétaire » de Proust. Il se révèlera aussi inutile qu’encombrant, et surtout fort dispendieux, jusqu’à son départ pour le Brésil en juin 1921. Et puis surtout l’obligation de quitter l’immeuble familial dont Proust était le locataire, sa tante Weil, sa propriétaire, l’ayant vendu à un banquier lorrain sans daigner en informer son neveu Marcel.

La recherche d’un nouvel appartement sera une véritable épreuve. Elle passera par un séjour cauchemardesque mais heureusement provisoire dans l’immeuble occupé par la grande comédienne Réjane (le modèle de la Berma) et son fils Jacques Porel, grand ami de Proust. Et finalement c’est dans le quartier de Chaillot, au 44 de la rue Hamelin, que Proust emménagera jusqu’à sa mort avec la « tribu Albaret ». Celle-ci se composait du couple Albaret, de Marie Gineste, la sœur de Céleste, et, après le départ de Rochat, d’Yvonne Albaret, la nièce de Céleste, chargée de dactylographier le manuscrit de La Prisonnière. Céleste réussira le tour de force de reconstituer, quasiment à l’identique, la chambre de son maître. Mais le reste de l’appartement restera en l’état initial, et ne sera jamais vraiment aménagé.

C’est dans cette chambre que Céleste introduira, pour un entretien de quelques minutes accordé du bout des lèvres par son maître, Gaston Gallimard, que Céleste n’appréciait guère, venu annoncer à son auteur la grande nouvelle : son roman À l’ombre des jeunes filles en fleurs venait de recevoir, le 10 décembre 1919, le prix Goncourt.


Les dernières années de la vie de Proust, rue Hamelin, sa santé déclinait à vue d’œil, les innombrables maux dont il se plaignait dans sa correspondance étant, sinon provoqués, du moins aggravés par les nombreux médicaments toxiques qu’il utilisait en automédication, notamment ses célèbres fumigations. Mais Céleste ne voudra jamais reconnaître publiquement ni les troubles de son maître, ni ses détestables abus médicamenteux. Elle ne voulait garder que le meilleur de leur fascinante association, qui pourrait être résumée de façon très émouvante par une dédicace que Proust lui offrit sur un exemplaire d’un de ses livres qu’elle conserva toute sa vie, sans en avoir coupé les pages : À ma chère Céleste, à ma fidèle amie de huit années, mais en réalité si unie à ma pensée que je dirai plus vrai en l’appelant mon amie de toujours… Son ami Marcel.

Et quel plus beau remerciement que ces quelques mots de Céleste : Parce que, ce qu’il y avait de beau avec lui, c’est qu’il y avait des instants où je me sentais comme sa mère, et d’autres, comme son enfant.


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