Le 8 mars 2024, jour qui célèbre les droits des femmes (et non pas la « journée de la femme » comme on l’entend trop souvent dire), la loi a inscrit dans la constitution française de 1958 « la liberté garantie des femmes de recourir à l’IVG » (et non pas « le droit », formulation non retenue, ni « la liberté garantie aux femmes », qui aurait mieux sonné). La France est le premier pays au monde à sanctuariser cette liberté acquise chez nous grâce à Simone Veil il y a 29 ans (le 17 janvier 1975 très précisément). Plus de risque de retour législatif en arrière, comme dans certains pays conservateurs du monde, sauf à changer de constitution, comme le réclame La France Insoumise.
Quelques jours plus tard Emmanuel Macron, très en verve sur les questions sociétales, mettait sur la table un projet de loi portant sur ce qu’il appelle pudiquement « l’aide à mourir » (la formulation habituellement retenue est celle « d’aide active à mourir », beaucoup plus explicite). Notons qu’il ne s’agit pas d’un « droit de demander la mort ».
Ce flou dans le vocabulaire utilisé, assez lénifiant, est certainement volontaire, puisque ne sont mentionnés dans son texte ni le suicide assisté ni l’euthanasie, alors que chacun a compris qu’il s’agit d’autoriser, sous certaines conditions très strictes, le suicide assisté, assorti de l’exception d’euthanasie pour ceux qui ne seraient pas capables de réaliser eux-mêmes le geste ultime. Beaucoup s’en réjouissent tout en regrettant que ce soit si tardif, d’autres s’en désolent, certains s’en indignent.
Martin Legros, rédacteur en chef de Philosophie Magazine, indique que « le dispositif concret mêle étrangement des traits de l’euthanasie (avec le maintien de l’autorité de l’équipe médicale qui décide si la demande qui lui est adressée est recevable), et des traits du suicide assisté (puisque l’administration de la substance létale est effectuée soit par le malade lui-même, soit, lorsque celui-ci en est incapable, par une personne volontaire, soit encore par le médecin ou l’infirmier). »
Martin Legros nous rappelle aussi qu’il est important de différencier « la vie » et « l’existence » si l’on veut comprendre quelque chose au fait qu’il soit aussi difficile chez nous de parler sereinement de la fin de vie. Et il cite le cancérologue célèbre en son temps (et controversé) Léon Schwartzenberg, éphémère ministre délégué chargé de la Santé en 1988, Michel Rocard étant Premier ministre : « Je suis simplement contre le maintien à tout prix d’une vie qui n’est plus une existence ». Ces propos furent tenus lors d’une émission Apostrophes du cher Bernard Pivot.
Notons en passant que la Santé a rarement le droit à un ministre de plein exercice. Il me semble même me souvenir que lors de l’annonce de je ne sais plus quel gouvernement, la Santé avait été oubliée ! Erreur heureusement réparée le lendemain…
Pour Martin Legros, « Léon Schwartzenberg ne défendait pas l’euthanasie comme une « solution » ni comme une « cause ». Il y voyait un drame humain, à chaque fois unique, qui engageait le sens ultime de son métier de médecin… et la définition même de la vie. » (Ce « drame humain » me rappelle les propos tenus par Simone Veil dans son célèbre plaidoyer pour l’IVG à l’Assemblée nationale.)
Hannah Arendt faisait, dans Condition de l’homme moderne, la même distinction qu’Aristote entre la vie biologique, zoè (ζωή), et l’existence d’un individu singulier, bios (βίος) : « La principale caractéristique de cette vie spécifiquement humaine, dont l’apparition et la disparition constituent des événements de-ce-monde, c’est d’être elle-même toujours emplie d’événements qui à la fin peuvent être racontés, peuvent fonder une biographie ; c’est de cette vie, bios par opposition à simple zoè, qu’Aristote disait qu’elle est en quelque manière une sorte de praxis. »
Chaque individu serait donc porteur à la fois d’une « vie anonyme qui se répète en nous » et d’une « existence personnelle ». S’il y a en nous deux formes de vie, peut-être y a-t-il aussi deux formes de mort : la mort biologique, l’extinction de notre force vitale, et, de l’autre côté, la mort existentielle, « celle que l’on peut anticiper et approcher, et qu’il est possible aux autres de raconter dans la mesure même ou nous avons pu lui donner forme et sens avant de partir. Et cette mort-là serait alors aussi une sorte de praxis, une décision, une action délibérée. » Et s’il n’est pas encore possible en France de choisir le moment où la vie va se terminer, il est possible, à tout moment, de décréter que l’existence n’a plus de sens, et que l’on aimerait qu’elle cesse.
En schématisant à l’extrême, il est possible de dire que les opposants à l’aide (active) à mourir considèrent la mort uniquement comme la fin de la vie biologique, qu’il faut respecter à tout prix, et ses partisans comme la fin de l’existence d’un individu, dont les modalités pourraient être librement choisies.
Notons que le même constat peut être fait pour l’IVG : l’embryon est certes vivant dès sa formation, mais le fœtus n’accède à l’existence légale qu’à partir de 12, puis maintenant 14 semaines (du moins en France).
Toujours dans Philosophie Magazine, Cédric Enjalbert évoque le « regretté » Ruwen Ogien et ses Mille et une nuits, dont j’ai déjà eu l’occasion de dire à quel point ce journal inachevé (et pour cause) de sa maladie (un cancer du pancréas) m’a bouleversé quand je l’ai lu. Ruwen Ogien y fustigeait le paternalisme du corps médical (le « sachant » pensant savoir mieux que le patient ce qui est bon pour lui), et réfutait le dolorisme, selon lequel l’épreuve de la maladie serait porteuse de sens. Il avait même envisagé d’appeler son livre La maladie ne m’a rien appris…
Notre défunt philosophe fustigeait « une nouvelle éthique de la vulnérabilité qui met en relief notre état de dépendance essentiel à l’égard des autres, nos faiblesses physiques, nos limites affectives et cognitives naturelles, qui s’aggravent encore lorsque nous sommes frappés par la maladie. Elle semble porter profondément atteinte au principe d’autonomie dont la valeur morale et la possibilité pratique sont ainsi remises en cause. Personnellement, je reste sceptique à l’égard de cette conception de l’éthique, car je vois en elle une expression de ce nouveau dolorisme qui m’inquiète. En effet, elle donne à la souffrance, la faiblesse, la dépendance, le statut d’éléments constitutifs de la ‘condition humaine’ et ravale au rang d’illusions les idéaux de liberté individuelle et d’autodétermination. »
L’attitude qu’il opposait à cette tendance paternaliste et doloriste était une « éthique minimale », qu’il défendait depuis longtemps, et bien avant de tomber malade. Il la résumait ainsi : « ne pas nuire intentionnellement aux autres ». Or, selon lui, l’euthanasie, « crime sans victime », et le suicide (assisté ou pas) ne font de tort qu’à soi-même ou à des entités abstraites, comme Dieu, auquel on peut ne pas croire, ou des valeurs, auxquelles il est permis de ne pas adhérer.
Au concept de « dignité humaine », brandie par les uns comme un absolu figé dans le ciel des idées (Kant), par les autres comme un attribut que nous pourrions perdre (ADMD), il préférait la notion d’autonomie, dont le respect garantit le principe de non-malfaisance vis-à-vis d’autrui (Beauchamp et Childress).
Pour terminer, Cédric Enjalbert cite de nouveau Ruwen Ogien :
« La souffrance physique est un fait brut qui n’a aucun sens, qu’on peut expliquer par des causes, mais qu’on ne peut pas justifier par des raisons. »
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