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Christian Thomsen

Je prendrais bien un bout de nuance… (1)


Ce titre volontairement énigmatique m’a été inspiré par une réplique que j’adore, tirée d’Un dimanche à la campagne, l’un des plus beaux films de Bertrand Tavernier, parti rejoindre certains de ses acteurs préférés. M. Ladmiral, peintre sans génie mais vieillard délicieux au crépuscule de sa longue vie, va chercher à la gare son fils Gonzague, sa bru Marie-Thérèse et leurs trois enfants, qui viennent passer chez lui le dimanche à la campagne. Passant devant l’église du village, la très sage Marie-Thérèse dit à son mari, tout aussi plan-plan qu’elle-même : « Je vais prendre un bout de messe… ». Bientôt ce petit monde tranquille va être bousculé par l’arrivée tonitruante de la tornade Irène (Sabine Azéma, césarisée pour ce magnifique rôle), la fille chérie de M. Ladmiral, l’exact contraire de son frère Gonzague (le très subtil Michel Aumont). Ce film est de bout en bout une merveille de tact, de tendresse et de nostalgie. Et, en revoyant certains des films de Tavernier à l’occasion de sa mort, je me rends compte qu’il est sans conteste mon cinéaste préféré.

Quant à la nuance dont il est question, il semblerait qu’elle ne soit plus en odeur de sainteté depuis le triomphe des réseaux sociaux.


Etienne Klein

Ma fille, qui connaît mon admiration pour Étienne Klein, vient de m’envoyer une vidéo dans laquelle on le voit et surtout l’entend répondre malicieusement à un journaliste du média Brut, qui intervient en voix off. Cet envoi m’a comblé de joie car, si j’ai lu presque tous les essais de vulgarisation d’Étienne Klein, je n’avais pas encore eu l’occasion de l’entendre ou de le voir. Merci, ma chère fille, pour ce cadeau…

Voici, en substance, quelques morceaux choisis de son intervention :

-Malgré leur nom, les réseaux dits sociaux ne permettent pas de créer de la sociabilité. Seule la rencontre physique, qu’elle se fasse en présentiel ou en distanciel (oh les vilains néologismes de crise sanitaire), permet de générer du lien social. Sur les réseaux sociaux, il est plus facile de cliquer « j’aime » ou « je n’aime pas », et même souvent de haïr, que de réfléchir et d’user de propos modérés.

-La disparition de la nuance manifeste une certaine crise du langage, avec des phrases de plus en plus courtes, et un lexique de plus en plus restreint. C’est ce que pensaient Albert Camus, George Orwell et Georges Bernanos, entre autres, comme nous allons le voir plus loin.

-La vérité n’est jamais simple à dire, et même une vérité radicale doit être énoncée de manière nuancée.

-L’information était autrefois une denrée rare, donc précieuse. Elle est devenue surabondante, et notre cerveau n’arrive pas à trier de manière nuancée cette énorme masse d’informations.

Étienne Klein conclut son interview en souhaitant que les gens modérés s’engagent sans modération dans le débat public. « La modération doit s’exprimer de façon immodérée ». C’était aussi le credo de Raymond Aron, « modéré avec excès ».

Vous pourrez retrouver cette vidéo pleine d’humour et de sagesse souriante en cliquant sur le lien suivant :

Jean Birnbaum

Se lancer sans modération dans un débat nuancé, c’est précisément ce qu’ont réussi à faire les sept intellectuels présentés par Jean Birnbaum dans son dernier essai, Le courage de la nuance. Et certes il faut du courage pour défendre l’art délicat de la nuance et de la modération (les deux mots étant pratiquement synonymes), alors que la plupart du temps nous n’entendons que des arguments, vrais ou faux, peu importe en définitive, assénés avec une certitude inébranlable.

Le livre se compose donc de sept portraits d’intellectuels disparus, qui restent des phares pour l’auteur. Il s’amuse à placer des « interludes » entre chaque portrait, où il évoque l’attitude de ces intellectuels sur un point précis.

Les sept personnalités retenues sont, par ordre d’apparition en scène, Albert Camus (1913-1960), Georges Bernanos (1888-1948), Hannah Arendt (1906-1975), Raymond Aron (1905-1983), George Orwell (1903-1950), Germaine Tillion (1907-2008) et Roland Barthes (1915-1980). J’y aurais volontiers associé mon cher Simon Leys (1935-2014), spécialiste de la Chine, qui fut le premier, et longtemps le seul, à dénoncer les crimes du régime maoïste, à l’époque où la plupart des intellectuels français étaient prosternés devant le « Grand Timonier ». George Orwell était un des penseurs de chevet de Simon Leys, à qui il avait consacré, en 1984, un passionnant essai, Orwell ou l’horreur de la politique, que Jean-Claude Michéa tient pour la meilleure analyse de l’œuvre d’Orwell. Leys reviendra sur Orwell dans un chapitre de son dernier livre, Le studio de l’inutilité.


Albert Camus

Albert Camus, tout en équilibre.

« En fait, l’équilibre est un effort de courage de tous les instants. La société qui aura ce courage est la vraie société de l’avenir » (L’avenir de la civilisation européenne, conférence de 1955).

Et si c’était une piste pour le fameux « monde d’après » la crise sanitaire ?

« Nous étouffons parmi les gens qui pensent absolument avoir raison » (article paru dans Combat en 1946).

Combien cette phrase reste d’actualité à l’heure des réseaux sociaux !

Selon Jean Birnbaum, pour Camus il convient de poser le « devoir d’hésiter » comme un impératif catégorique.

« La démesure est un confort toujours, et une carrière parfois. » Ceci à l’intention de certains rentiers de la révolution qui, comme Sartre, moquent en Camus un « démocrate mou ». Jean Birnbaum nous le dit clairement : «Qui reconnaît ses erreurs n’est pas un tiède, mais un homme d’honneur. Qui affronte ses contradictions ne mérite pas le nom de lâche. Il y a un courage des limites, une radicalité de la mesure

En 1944, toujours dans Combat : « Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants qui sachent faire à la modération sa juste place ». Voilà des propos qui devraient combler d’aise Étienne Klein…


Interlude : « Des mots libres pour des hommes libres ».

Jean Birnbaum rappelle la célèbre formule prononcée par Camus en 1944, qu’il m’est arrivé de citer : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde. » Cette formule « résume un enjeu dont on ressent à nouveau l’importance aujourd’hui : la nuance, pour exister, a besoin d’une langue libre. » Camus va même jusqu’à préciser que, pour reconstruire le monde au sortir de la guerre, il faut d’abord lui donner un dictionnaire. Et Jean Birnbaum de nous rappeler que les sociétés totalitaires commencent toujours par contrôler le dictionnaire, allant même, comme l’a fait George Orwell dans son roman antitotalitaire 1984, par inventer une « novlangue », avec l’idée forte que l’appauvrissement du vocabulaire ne permet pas de nuancer, et même de penser tout court quand le vocabulaire a été réduit à sa plus simple expression.

Je viens de faire l’acquisition d’un splendide livre graphique inspiré à Xavier Coste par le roman d’Orwell, dont il garde bien entendu le titre. C’est très beau graphiquement mais absolument terrifiant.

Sur la question du langage se rejoignent des auteurs de sensibilités et d’engagements très différents. Georges Bernanos, qui est l’exact opposé de Camus et d’Orwell, déclare, dans sa Lettre aux Anglais, « Il n’y a peut-être plus de mots simples (…) Si les meilleurs ont vraiment trop servi, eh bien ! nous en referons d’autres, nous referons des mots libres, pour des hommes libres ! »


Georges Bernanos

Georges Bernanos, une foudroyante lucidité.

Georges Bernanos n’était pas a priori quelqu’un de très nuancé dans ses écrits au ton volontiers polémique, empreints d’une véhémence parfois outrée. Mais, ce qui est admirable chez lui, et qui force le respect, c’est qu’il a su changer radicalement sa vision des choses, confronté qu’il fut aux atrocités de la guerre d’Espagne. C’est pourquoi Jean Birnbaum écrit à son propos que, pour Bernanos, « la nuance est un aveuglement surmonté ».

Bernanos partait de très loin. Ce catholique fervent (ce qui ne prédispose pas toujours à la tolérance) était monarchiste dans les traces de Charles Maurras, antisémite dans les pas de Drumont. Au début de la guerre d’Espagne il s’est enthousiasmé pour Franco qui allait chasser l’infâme république rouge et rétablir « l’ordre chrétien ». Il résidait alors à Majorque et avait pu voir en face la réalité des choses, à savoir les crimes horribles perpétrés par les partisans de Franco avec la bénédiction des ecclésiastiques. Il a raconté tout cela dans un pamphlet au titre magnifique, qui m’a toujours fait rêver, Les Grands Cimetières sous la lune, publié en 1938, soit deux ans après son chef d’œuvre, Journal d’un curé de campagne (1936), qui l’avait fait connaître. Jean Birnbaum écrit que, dans ce contexte chauffé à blanc, « toute nuance vaut trahison », et que « chacun est sommé de choisir son camp. » Il poursuit en nous disant que « l’imbécile préfèrera toujours le slogan à la vérité », ce qui est devenu, hélas, la règle au temps des réseaux sociaux.

Et Birnbaum nous résume ainsi le parcours intellectuel de Bernanos :

« Le monarchiste a démasqué Maurras. Le fervent chrétien a exhibé les compromissions de l’Église. Le contempteur de la démocratie a choisi de Gaulle contre Vichy. L’antisémite a honoré les combattants du ghetto de Varsovie. » Chapeau l’artiste, qui disait : « Je ne suis pas prophète, mais il arrive que je voie ce que les autres voient comme moi, mais ne veulent pas voir. »

Magnifique lucidité de Bernanos.


Interlude : « Il faut parler franc »

Jean Birnbaum déplore la crise actuelle de la franchise, amplifiée par les réseaux sociaux. Chacun s’y cherche des ennemis déclarés, tout le monde y fuit les contradicteurs loyaux. (…) La haine fait écho à la haine. On ne s’entend plus. Mais parfois surgit, comme par miracle, un authentique dialogue loyal. On saisit alors que la nuance n’implique aucune complaisance, plutôt une intraitable bienveillance. Camus disait : « Pour sortir de la solitude, il faut parler. Mais il faut parler franc. » (La crise de l’homme, conférence de 1946). Au même moment George Orwell faisait de la franchise la condition de toute probité politique. Et Bernanos prônait le « parti de la sincérité totale » (Journal d’un curé de campagne). Quant à Hannah Arendt, elle évoquait le destin tragique de tous les Juifs contraints de fuir le nazisme. Pour Jean Birnbaum, le désespoir des réfugiés dont parle Arendt est indissociable d’un effondrement de la franchise et de la loyauté. Pour elle le plus difficile à affronter fut le silence de ceux qu’elle prenait pour des amis. Évoquant son maître Karl Jaspers, elle déclarait : « Il possède une franchise, une confiance, un propos sans concession que je n’ai jamais rencontré chez qui que ce soit d’autre. »

Jean Birnbaum conclut cet interlude de très belle façon : Faire droit au point de vue d’autrui, admettre qu’il peut avoir raison, ne pas hésiter non plus à lui signifier vertement un désaccord : on est très loin, ici, de cette mentalité de guerre civile (…) qui a tendance à s’installer à nouveau aujourd’hui.


Hannah Arendt

Hannah Arendt, le génie de l’amitié

En 1963 Hannah Arendt rédige, pour le magazine américain The New Yorker, un grand reportage appelé à faire date, et qui fut très mal compris, Eichmann à Jérusalem, qui relatait le procès d’Adolf Eichmann. Ce texte, à l’origine de la notion controversée de « banalité du mal », dépeint Eichmann non pas comme un monstre sanguinaire, mais comme un clown grotesque, ce qui autorise Hannah Arendt à rire de lui, rire qui est resté en travers de quelques gorges. Hannah Arendt a choqué beaucoup de monde en affirmant que chacun de nous pouvait devenir un génocidaire. Elle répondait à ses détracteurs : « Eichmann n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est pas du tout la même chose – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Cela est « banal » et même comique. Avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque. »

Jean Birnbaum insiste sur l’importance de l’amitié pour Hannah Arendt : « C’est seulement parce que je peux parler avec les autres que je peux perler avec moi-même, c’est-à-dire penser. » Elle se montrera toujours extrêmement fidèle envers ses amis, et en même temps impitoyable avec ceux qui l’avaient déçue, ou trahie. Hannah Arendt envisageait l’amitié comme l’unique espace où peut se déployer « l’antique vertu de modération » (Condition de l’homme moderne). C’est ce sens de l’amitié qui explique sa fidélité à son ancien mentor et amant Martin Heidegger, malgré son évolution précoce vers le nazisme. Jean Birnbaum conclut : Lire ses textes, en hériter aujourd’hui, c’est relancer un art de la nuance qui se confond avec le goût de l’ironie et l’exigence de l’amitié.


Interlude : « La blague est quelque chose d’essentiel ».

Pour Hannah Arendt, l’indépendance du jugement s’éprouve d’abord dans la capacité à faire de l’humour. (…) Le courage de la nuance va de pair avec un solide sens de l’humour. Cet état d’esprit porté vers l’humour est aussi une caractéristique d’un penseur plutôt austère, Raymond Aron. Il l’a exercé vis-à-vis de son condisciple Jean-Paul Sartre, qu’il qualifiait de « grand-prêtre, toujours impavide dans ses certitudes. » Sartre s’acharna à le caricaturer, en réduisant son goût de la nuance à une abdication politique, et sa prudence à de la pusillanimité. Aron répondait aux attaques de Sartre en disant : « Lui, en revanche, surtout en politique, a généreusement usé du droit à l’erreur. » (Mémoires). Rappelons que la célèbre phrase J’ai toujours préféré avoir tort avec Sartre que raison avec Aron a été attribuée à Jean Daniel, le patron du Nouvel Obs, par Claude Roy dans un article de 1968.

Mais la palme de l’humour semble revenir à Germaine Tillion, qui a fait de l’humour sa bouée de sauvetage, dans les pires moments de sa vie, notamment en déportation. Elle ira même jusqu’à avec ses codétenues du camp de Ravensbrück une opérette comique dans laquelle ses geôliers étaient tournés en dérision. Pour Pierre Vidal-Naquet qui lui rendra hommage en 2000, Germaine Tillion incarnait la coïncidence entre courage politique et sens de l’humour.


Les quatre penseurs suivants, Raymond Aron, Georges Orwell, Germaine Tillion et Roland Barthes, feront l’objet de deux prochains propos.

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