Terminons notre recension de l’essai de Jean Birnbaum consacré au courage de la nuance avec Germaine Tillion et Roland Barthes.
Germaine Tillion, la vérité au cœur
Résistante de la première heure, cofondatrice du Réseau du Musée de l’homme, Germaine Tillion écrira dans La cause de la vérité : « Nous ne connaissons d’emblée qu’une cause qui nous est chère, celle de notre patrie. (…) Mais nous ne voulons absolument pas lui sacrifier la vérité ».
Elle aura le même souci de la vérité pendant ses années passées en Algérie en tant qu’ethnologue, dénonçant haut et fort la torture pratiquée par l’armée française, et l’impunité dont bénéficiaient les tortionnaires. Dans le même temps elle se bat pour que, côté français, cessent les exécutions capitales et va à la rencontre de l’un des meneurs de la lutte armée, Yacef Saâdi, pour lui demander de mettre fin aux attentats à la bombe, qui versent le sang innocent. En 2015, au moment de la panthéonisation de Germaine Tillion, l’ancien leader du FLN sera présent pour témoigner de sa reconnaissance envers elle. Cette attitude de respect des deux parties lui vaudra la vindicte des tenants de l’Algérie française, mais aussi d’une partie de la gauche, dont Simone de Beauvoir qui trouvait qu’elle ne soutenait pas les attentats. Quant au sinistre avocat Jacques Vergès, « il haïssait en Germaine Tillion celle qui tentait un dialogue là ou ne devait parler que la haine », selon les mots de l’historien Pierre Vidal-Naquet.
Dans tous ses combats ultérieurs, et Dieu sait s’ils furent nombreux, Germaine Tillion misera sans cesse sur cette coalition de l’amitié, de l’intelligence et de l’ironie qui lui avait permis de tenir bon à Ravensbrück.
Pour l’ethnologue Germaine Tillion cette lucidité, bâtie par-delà les divergences idéologiques, représentait l’un des traits les plus exaltants de l’espèce humaine. Elle considéra toujours l’affrontement comme une facilité hideuse, et la mesure comme une bravoure sacrée.
Interlude : La littérature, « maîtresse des nuances »
L’œuvre de Germaine Tillion appartient au genre de l’essai, qui est par excellence celui qui permet l’expression de la nuance. (C’est probablement la raison de ma prédilection pour ce genre littéraire). Roland Barthes ira même jusqu’à se demander si La Recherche ne serait pas autant un essai qu’un roman, ce qui pourrait surprendre les lecteurs de Proust.
Le sémiologue affirme que la littérature est « maîtresse des nuances ». Et il proclame son projet de « vivre selon les nuances que nous apprend la littérature ».
Selon Jean Birnbaum, les auteurs qu’il nous a présentés sont tous de grands essayistes, autrement dit des auteurs qui refusent de séparer le savoir et la littérature, la quête de vérité et la jouissance du texte ». Les Grands Cimetières sous la lune de Bernanos et Hommage à la Catalogne d’Orwell sont certes des œuvres de combat, mais aussi de grands moments de littérature.
Pour Hannah Arendt, l’écriture fait partie du processus de compréhension : « L’essentiel pour moi, c’est de comprendre ». Pour elle la pensée avait partie liée avec la poésie, qui permet de soustraire le langage à l’emprise du dogmatisme et des clichés ». Elle résume au mieux cette importance de la philosophie dans son hommage à son ami Walter Benjamin, écrivain inclassable qui ne trouva sa place nulle part : « Sans être poète ni philosophe, il pensait poétiquement ».
Pour se faire une idée de la solitude morale dans laquelle Walter Benjamin se trouvait à la fin de sa vie, et qui le conduisit au suicide, rien de mieux que la lecture du très bel essai de Wolfram Eilenberger, Le Temps des magiciens, qui retrace l’invention de la pensée moderne en suivant le parcours intellectuel, entre 1919 et 1929, de quatre penseurs allemands majeurs, les « magiciens » que furent Ludwig Wittgenstein, Martin Heidegger, Ernst Cassirer et Walter Benjamin.
Roland Barthes casse les clichés
Voilà un auteur qui, a priori, ne m’attire pas. Contrairement à la langue fluide des six auteurs précédemment passés en revue, la prose de Roland Barthes a la réputation d’être absconse (ce qui amènera Michel-Antoine Burnier et Patrick Rambaud à le parodier de façon cocasse dans Le Roland-Barthes sans peine). Le courant de pensée dont il est l’une des figures totémiques, le structuralisme, ne me parle guère, du fait de son côté dogmatique. Et sa participation au fameux voyage en Chine d’une délégation de la revue Tel Quel, temple du maoïsme béat, me le rend a priori suspect. J’avais le sentiment que Barthes était un intellectuel réservé à cette catégorie de lecteurs qui n’aiment rien tant qu’un verbe difficile, inaccessible au commun des mortels auquel j’appartiens.
Mais Jean Birnbaum nous dit que quand les temps sont durs et qu’on a besoin de réconfort, il est toujours bon de se tourner vers Roland Barthes. Soit ! Allons voir ce que Barthes peut bien avoir à me dire.
Contre les menteurs qui truquent le réel, il nous enseigne à déchiffrer le monde, à briser les clichés. (…) Contre les médiocres (…) il transmet une foi douce, intraitable, dans la puissance de l’esprit critique. Barthes utilise la métaphore de la « bouffée » de langage pour désigner la parole ouverte, et celle de la « brique » pour qualifier la parole fermée. Le Bourgeois bien-pensant et l’Idéologue militant serait, selon lui, les principaux fabricants de « briques ».
Lorsqu’au printemps 1974 il revient de Chine où il s’était rendu en délégation avec son éditeur François Wahl et quelques amis de Tel Quel (notamment Philippe Sollers et Julia Kristeva), il publie dans Le Monde un article intitulé « Alors, la Chine ? » Malheureusement, les notes qu’il prend pendant ce voyage, et qui seront publiées plus de trente ans après (Carnets du voyage en Chine), sont beaucoup plus explicites sur le dégoût (surdose de « briques ») qui fut le sien pendant ce voyage que l’article publié, ce qui ne me semble pas être à l’honneur de notre auteur, qui proclame à partir des années 70 : Je veux vivre selon la nuance. Et il définit sa discipline, la sémiologie, comme « écoute des nuances ». Et, dans La Préparation du roman, il fustige le pouvoir médiatique dont la vraie force contraignante n’est pas de vous censurer mais de vous obliger à dire, à répondre, à réagir. On croirait presque qu’il parle de la façon de plus en plus agressive dont les journalistes actuels interrogent une personnalité politique, la harcelant avec les mêmes questions répétées ad nauseam tant que l’interlocuteur n’a pas fourni la réponse attendue (Cf. Jean-Jacques Bourdin, entre autres).
« On peut dire que la civilisation des médias se définit par le rejet (agressif) de la nuance. » (Cours et séminaires au Collège de France, 1978-1980).
Conclusion : solidarité des solitaires
Jean Birnbaum nous dit, parlant des deux femmes et des cinq hommes qu’il nous a présentés dans son essai, qu’ils ont payé cher leur refus des compromissions et de l’embrigadement sous quelle que bannière que ce soit. Quelques-uns ont connu l’exil et la clandestinité. Tous ont vécu la solitude. Ils étaient, selon l’expression de Camus, « des hommes sans royaume ». Hormis Bernanos, né à la fin du XIXème siècle, tous ces intellectuels étaient de la même génération. Certains se sont rencontrés, et même aidés à l’occasion, mais surtout ils se sont admirés et cités mutuellement. Ils appartenaient à la même constellation de sensibilité et de vigilance, qu’Hannah Arendt appelait une « tradition cachée », titre d’un de ses livres consacré au destin des parias du XXème siècle, parmi lesquels les Allemands fuyant le nazisme, dont elle avait fait partie. Et elle gardera une immense gratitude à l’égard des quelques Français qui l’avaient aidée à son arrivée en France, notamment Raymond Aron, qui avait pu constater sur place les dangers qu’encouraient les Juifs allemands. Elle manifestera une grande admiration pour Camus, mais se montrera toujours méfiante vis-à-vis de Sartre et de ses affidés, entièrement drapés dans leurs théories.
Aron consacra un long compte-rendu élogieux au livre d’Arendt, Les Origines du totalitarisme, boudé par les intellectuels parisiens, même s’il ne partageait pas les vues d’Arendt sur la question du totalitarisme. Il lui fit part avec franchise de ses désaccords.
Aron était capable d’admirer des figures qui étaient à l’opposé de la sienne, comme Bernanos : « On entend l’accent inimitable d’une voix, on subit les exigences impérieuses d’une âme. Plus loin : « On ne sera plus le même après l’avoir lu », écrivait-il à propos de Bernanos et de sa Lettre aux Anglais. « C’est le message d’un homme libre à des hommes libres. »
En 1939, le jeune Albert Camus (26 ans), pourtant homme de gauche, utilisait le même vocabulaire pour saluer la hardiesse de son aîné de droite, qui « mérite le respect et la gratitude de tous les hommes libres ». Certes Bernanos était monarchiste. Mais « respecter un homme, c’est le respecter tout entier ».
Camus allait devenir l’une des plus illustres signatures du journal Combat, issu du mouvement de résistance du même nom. Il y côtoiera Raymond Aron et Roland Barthes, qui fit comme lui dans sa jeunesse l’expérience douloureuse de la tuberculose. L’un des tout premiers articles de Roland Barthes sera consacré à L’Étranger. Et, bien qu’il se soit cru proche de Sartre, Barthes ne cessera de se rapprocher de Camus, partageant la même « éthique de l’amitié ».
Tous les intellectuels que nous a présentés Jean Birnbaum partageaient les mêmes valeurs, le même « courage de la nuance ». Il me faut citer intégralement les mots de Jean Birnbaum : « Tenir un discours si libre qu’il en devient irrécupérable ; appeler les choses par leur nom, quitte à dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ; proclamer une conviction sans lui sacrifier la vérité des faits ; assumer ses propres failles, au point d’admettre qu’un adversaire puisse avoir raison ; opposer l’humour à la bêtise ; refuser de voir le monde en noir et blanc ; se mettre à dos les fanatiques de toutes couleurs. (…) Même ceux qui ont fini par toucher un large public savaient que le refus de l’outrance et de la démagogie condamnait leur parole à un accueil restreint. »
Ce n’est certes pas avec ce type d’attitude que l’on gagne des élections. Mais c’est ainsi que devraient se comporter des intellectuels responsables et courageux.
Pour terminer la recension de ce très bel essai, j’aimerais livrer une petite réflexion personnelle sur ce sujet de la nuance.
Celle-ci demande du temps de réflexion, et s’obtient plus facilement, me semble-t-il, à l’écrit qu’à l’oral, même pour les individus très à l’aise à l’oral (ce que je ne suis pas). Encore faut-il prendre le temps de laisser décanter ce que l’on a écrit, et certains d’entre vous ont pu faire la même expérience que moi : après une dispute avec un proche, il m’est arrivé de coucher sur le papier tout ce que je n’avais pas réussi à dire à mon contradicteur. Le lendemain, en relisant ma prose, je constatais avec effroi que j’avais bien fait de ne pas envoyer sur le champ la philippique sortie de ma plume vengeresse, totalement dénuée de la moindre nuance. Et, à chaque fois que cela m’est arrivé, j’ai jeté mon projet de lettre à la corbeille et fait la paix avec mon contradicteur d’un moment.
Le problème du tweet, c’est précisément qu’il ne permet pas ce genre de remords salutaire. On l’écrit souvent sous le coup de l’émotion, sans nuance (le format ne le permet pas), et on l’envoie sans réfléchir aux conséquences qu’il pourrait déclencher. N’est-ce pas Mr. Trump ? Mais je ne parle pas d’expérience, n’étant pas présent sur ce réseau prétendument social. Je n’y aurais pas ma place…
Comment mieux mettre un point final à ce propos en trois parties, que j’espère suffisamment nuancé, qu’avec Proust, dont on vient de publier des fragments inédits ? C’est à l’interview d’Étienne Klein citée au tout début que nous devons cette citation, au reste parfaitement exacte, ce qui suppose soit que notre orateur l’a relue en prévision de cette vidéo, soit, plus vraisemblablement, qu’il la connaît par cœur depuis toujours : « J’ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire et la logique. On se rend compte cinquante après qu’ils ont conjuré de grands périls » (Le Temps retrouvé).
Je ne saurais mieux dire…
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