Le nouveau ministre de l’Éducation nationale, le très prometteur Gabriel Attal, a choisi comme toute première décision de sa prise de fonction, l’interdiction du port de l’abaya à l’école.
Et, bien sûr, la polémique a immédiatement enflé sur la question de savoir si ce vêtement est religieux ou pas. Je ne vais pas rentrer dans ce débat, sans toutefois m’autoriser à sourire de la mauvaise foi qui habite certaines personnalités politiques déclarant, dans le même temps, que l’abaya n’est pas un vêtement religieux, mais que vouloir l’interdire est une nouvelle atteinte à l’encontre de l’islam…
Le Conseil d’État a validé cette interdiction, ce qui devrait clore le débat.
Sauf que nous sommes en France, et que rien n’est moins sûr…
Tout cela relance à nouveau la question de la laïcité à la française, qui est un des piliers de notre société, et qui est aussi mal comprise à l’étranger qu’en France.
J’ai longuement développé cette question dans deux propos de ce blog datés de 2021, et intitulés Laïcité à la française. Je n’y reviendrai donc pas.
Mais s’il est un domaine où la laïcité est malmenée dans notre pays, c’est celui de la fin de vie, comme l’explique très bien la juriste Martine Lombard, dans son livre de 2022, L’ultime demande, dans lequel elle développe avec brio des arguments forts en faveur de l’aide active à mourir (AAM).
Son adversaire en la matière est nommément désignée : le Dr Claire Fourcade, présidente de la Sfap (Société française d’accompagnement et de soins palliatifs). L’association qu’elle préside, qui est la société savante française en matière de soins palliatifs et de fin de vie, et bien sûr elle-même à titre personnel, sont vent debout contre tout projet de légalisation de l’aide active à mourir, sous quelque forme que ce soit, suicide assisté et/ou euthanasie. C’est également la position de l’Ordre des médecins et de l’Académie de médecine.
Or ce que nous dit Martine Lombard, c’est que cette position de la Sfap est fortement influencée par ses origines catholiques.
Il est possible de faire remonter l’histoire des soins palliatifs en France à Jeanne Garnier, jeune veuve lyonnaise qui créa en 1835 une association ayant « pour but, outre la sanctification personnelle [bigre…], l’assistance des [femmes] incurables délaissées. » L’évêque de Lyon donna ensuite une reconnaissance officielle à sa mission sous le nom d’Association des Dames du Calvaire. Une maison-fille fut créée en 1874 à Paris, « pour apporter présence et soins à des malades en fin de vie. »
Un siècle plus tard, en 1971, cette institution charitable prit le nom de Maison médicale Jeanne-Garnier, qui est une référence française et internationale en matière de soins palliatifs.
Vers la fin des années 1980, l’archevêque de Paris fit remplacer les dames du Calvaire par des religieuses de la famille des Jésuites, les Xavières.
« L’Association des Dames du Calvaire a contribué à créer en 1990 la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, dont le siège est toujours à la Maison médicale Jeanne-Garnier », précise Martine Lombard, qui poursuit :
« Parallèlement à son indiscutable action de promotion des soins palliatifs en France, la Sfap consacre une partie non négligeable de son action et de ses publications à la lutte contre l’idée d’euthanasie ou de suicide assisté, conformément à ses statuts, qui précisent que les soins palliatifs et l’accompagnement considèrent le malade comme un être vivant, et la mort comme un processus naturel [qui pourrait sérieusement prétendre le contraire ?!]. Ceux qui dispensent des soins palliatifs (…) se refusent à provoquer intentionnellement la mort. » Et Martine Lombard rappelle que, lors de son dernier congrès en juillet 2022, tenu à Bordeaux, sa présidente a encore réaffirmé que ce combat est une des raisons d’être de la Sfap.
Si le livre avait été écrit après le congrès de Nantes de 2023, son autrice aurait pu faire exactement le même constat.
Ce n’est pas tant le fait que la Sfap tienne cette position (c’est son droit le plus strict) qui pose problème à Martine Lombard, que l’omniprésence et l’omnipotence de cette association dans le champ des soins palliatifs, qu’il s’agisse de leur enseignement ou de la rédaction de protocoles médicaux qui font force de loi.
Pour avoir suivi pendant deux ans un diplôme inter-universitaire de soins palliatifs, je peux attester de la place centrale qu’occupe la Sfap chez les professionnels des soins palliatifs. Et, d’ailleurs, je suis membre de la Sfap, comme quasiment tous les professionnels des soins palliatifs français.
Quand j’ai annoncé à mes proches que je souhaitais me former aux soins palliatifs, ils m’ont tous félicité de manifester par ce choix mon hostilité supposée à l’euthanasie. Il semblerait qu’en France le fait d’être favorable aux soins palliatifs, le fameux « laisser mourir », interdise ipso facto de l’être aussi à l’aide médicale à mourir, le non moins fameux « faire mourir ».
Sans entrer trop avant dans ce débat, les soins palliatifs, même s’ils étaient beaucoup plus développés qu’ils ne le sont en réalité en France, ne répondraient pas, loin s’en faut, à toutes les situations de fins de vie difficiles, ne serait-ce que pour les maladies neuro-dégénératives comme la maladie de Charcot.
Et puis il ne faut pas insulter les pays qui autorisent l’AAM, soit sous forme d’euthanasie (le Bénélux en particulier), soit sous forme de suicide assisté (notamment la Suisse et certains états américains comme l’Oregon). Si leur législation autorise l’AAM, ce n’est certainement pas parce que les soins palliatifs seraient moins développés chez eux que chez nous. Contrairement à ce que prétend le Dr Fourcade, il n’y a pas, loin s’en faut, de « modèle français des soins palliatifs », qui rendrait inutile le recours à l’AAM, et que le monde entier, comme d’habitude, nous envierait.
Martine Lombard consacre tout un chapitre au « poids des idéologies ».
Elle écrit notamment ceci : « La pratique religieuse recule, les religions instituées perdent progressivement en influence [hormis l’islam, qui se porte plutôt bien], mais nous continuons de vivre dans un monde d’impératifs que nous considérons toujours appartenir à notre patrimoine commun [notre « morale judéo-chrétienne »]. Même pour l’incroyant, la vie est encore revêtue d’un caractère sacré, qui n’implique pas seulement de respecter celle d’autrui, mais aussi la sienne propre. Les médecins sont à cet égard tenus par un serment que nous aimons croire inchangé dans ses termes depuis l’Antiquité. »
Il est temps de dire un mot du célèbre serment d’Hippocrate, que les futurs médecins prononcent au moment de la soutenance de leur thèse d’exercice, qui leur confère le titre de docteur en médecine, sésame indispensable pour exercer leur « art médical ».
Je rappelle que cette thèse d’exercice, valable pour toutes les professions médicales, n’a rien à voir avec la thèse d’État qui permet de devenir « docteur » dans différentes disciplines universitaires. Ceux qui ont vu le délicieux film d’Alain Resnais On connaît la chanson se souviennent forcément du personnage de doctorante désabusée joué par Agnès Jaoui, qui finit tant bien que mal par soutenir sa thèse sur « les chevaliers de l’An Mille au Lac de Paladru », thèse que ne liront probablement que les membres de son jury et les plus bienveillants de ceux de son cercle familial. Je me rappelle ma surprise quand j’ai découvert que le lac de Paladru existe vraiment. J’étais persuadé qu’il s’agissait d’une plaisanterie de scénariste.
Ce fameux serment d’Hippocrate n’a pas de valeur juridique. Il est un des textes fondateurs de la déontologie médicale. On peut le trouver sur le site du Conseil National de l’Ordre des Médecins (CNOM), qui l’a modifié en 2012.
Un de ses articles précise la promesse suivante : Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. C’est sur cette phrase, inspirée du Décalogue, que se fondent tous ceux qui veulent interdire aux médecins de participer à toute forme d’AAM, et notamment à l’euthanasie.
Ce serment se termine de manière assez mélodramatique : Que les hommes et mes confrères m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonoré(e) et méprisé(e) si j’y manque.
Il existe au moins deux autres serments qui régissent la déontologie médicale, la Déclaration de Genève, et la prière de Maïmonide.
La Déclaration de Genève, également intitulée Serment du médecin, figure en annexe du Code de déontologie médicale. Cette déclaration a été adoptée par l'assemblée générale de l'Association médicale mondiale en 1948. Elle a fait l'objet de plusieurs révisions, la dernière date d'octobre 2017. On peut en trouver le texte sur le site du CNOM.
L’interdiction de provoquer délibérément la mort ne figure pas dans ce texte, qui contient en revanche un article dont les partisans de l’AAM pourraient faire leur miel Je respecterai l’autonomie et la dignité de mon patient.
La Prière médicale, également appelée Serment de Maïmonide, se trouve accrochée dans de nombreux cabinets de médecins ou de chirurgiens-dentistes juifs. Son attribution à Maïmonide est sujette à caution. Son auteur le plus probable serait Marcus Herz (1747-1803), qui l’aurait écrite dans les années 1790, dans le style des écrits de Moïse Maïmonide, célèbre rabbin sépharade et médecin du XIIème siècle, né à Cordoue comme son contemporain arabe Averroès.
On peut en trouver le texte intégral dans diverses sources, notamment le site du Conseil Régional de l’Ordre des Médecins (CROM) de la région PACA.
Abstraction faite du style nécessairement religieux de cette prière, elle parle de choses qui me semblent d’une grande actualité, comme dans l’extrait suivant : Fais que mes malades aient confiance en moi et mon Art pour qu'ils suivent mes conseils et mes prescriptions. Éloigne de leur lit les charlatans, l'armée des parents aux mille conseils, et les gardes qui savent toujours tout : car c'est une engeance dangereuse qui, par vanité, fait échouer les meilleures intentions de l'Art et conduit souvent les créatures à la mort. Si les ignorants me blâment et me raillent, fais que l'amour de mon Art, comme une cuirasse, me rende invulnérable, pour que je puisse persévérer dans le vrai, sans égard au prestige, au renom et à l'âge de mes ennemis. Prête-moi, mon Dieu, l'indulgence et la patience auprès des malades entêtés et grossiers.
Fais que je sois modéré en tout, mais insatiable dans mon amour de la science. Éloigne de moi l'idée que je peux tout. Donne-moi la force, la volonté et l'occasion d'élargir de plus en plus mes connaissances. Je peux aujourd'hui découvrir dans mon savoir des choses que je ne soupçonnais pas hier, car l'Art est grand mais l'esprit de l'homme pénètre toujours plus avant.
Ce très beau texte, qu’aurait eu intérêt à lire un certain infectiologue marseillais aussi charismatique que contestable, ne donne aucun argument pour ou contre une quelconque AAM, et c’est très bien ainsi.
Mais revenons à l’idée que la France serait, quoi qu'elle s'en défende, « un pays prisonnier du religieux », selon l’expression de Martine Lombard, qui rappelle que les trois religions monothéistes n’ont jamais transigé avec l’interdiction du suicide, alors même qu’elles s’accommodaient fort bien de la peine de mort.
« Il faut un vrai courage au Parlement d’un pays héritier d’une tradition catholique pour se risquer à encourir les foudres de l’Église lorsqu’il engage le débat sur les sujets qu’elle estime de son ressort : le caractère sacré de la vie, depuis la conception jusqu’au décès « naturel », en passant par l’union et la reproduction en vue de perpétuer la vie. La France a pourtant eu plusieurs fois ce courage, réalisant nombre de réformes, depuis l’interruption volontaire de grossesse jusqu’au mariage pour tous, et en procédant à une large ouverture de la procréation médicalement assistée. »
Martine Lombard évoque certains groupuscules militants, qui s’expriment bruyamment lors de manifestations de rue, et de manière plus discrète dans l’espace numérique, à travers les sites d’Alliance Vita, de Gènéthique, ou de l’Institut européen de bioéthique (IEB). Leur objectif commun est de lutter contre l’avortement, le mariage pour tous et l’euthanasie. Après tout ces organismes ont parfaitement le droit d’exprimer leurs opinions, mais, si possible, sans faire passer celles-ci pour de l’information. Mais n’est-ce pas le travers commun de toutes les religions que de faire passer leur message, si beau soit-il, pour la Vérité ?
L’Église catholique reste cependant ouverte sur certains sujets. Ainsi son Catéchisme a-t-il intégré le « double effet » de certaines substances antalgiques susceptibles d’abréger la fin de vie d’un patient : « L’usage des analgésiques pour alléger les souffrances du moribond, même au risque d’abréger ses jours, peut être moralement conforme à la dignité humaine si la mort n’est pas voulue, ni comme fin ni comme moyen, mais seulement prévue et tolérée comme inévitable. » En revanche la Congrégation pour la Doctrine de la Foi est extrêmement sévère à l’égard des pays qui ont légalisé l’AAM : il est inacceptable de « décider du moment de la mort à la place de Dieu. » Et il faut bien reconnaître qu’elle est parfaitement dans son rôle en affirmant cela.
Un sondage IFOP de 2022 nous apprend que 91% de ceux qui se déclarent croyants (quelque soit leur religion) sont favorables à une évolution de la loi permettant l’AAM, sous quelque forme que ce soit. Ce pourcentage atteint même 93% chez les catholiques non pratiquants. Et seuls 30% des catholiques pratiquants sont hostiles à une modification de la loi.
Mais, alors que les Français, même croyants, sont très majoritairement favorables à une évolution législative, les réticences les plus fortes viennent des professionnels de santé, notamment des médecins, même non croyants, et de leurs représentants déjà cités : Sfap, Conseil de l’Ordre, Académie de médecine.
Pour ce qui vous concerne, vous avez peut-être forgé votre opinion sur la fin de vie. Si elle est en faveur de l’AAM, le livre de Martine Lombard vous expliquera pourquoi votre choix est le bon. Si elle est hostile à l’AAM, ce sont les écrits du Dr Claire Fourcade qui vous diront pourquoi vous avez raison.
Et si vous n’arrivez pas à prendre position, alors lisez le remarquable livre du Dr François Blot, président du Comité d’éthique de l’IGR (Gustave Roussy), qui vous développera avec un parfait équilibre les arguments « pro » et « anti ».
Paru en 2023, ce livre s’appelle Faut-il légaliser l’aide médicale à mourir ?
Merci cher Christian Thomsen d’éclaircir et de faire les distinguos nécessaires sur ce sujet délicat où la confusion et le mélange des genres (le religieux, l’idéologie et le politique) règnent…