Stéphane Velut est chef du service de neurochirurgie du CHRU de Tours, et également écrivain. Il vient de publier, dans l’intéressante collection Tracts de Gallimard, un opuscule intitulé La mort hors la loi. Il y explique pourquoi il est si difficile de légiférer sur la fin de vie et l’euthanasie.
L’auteur commence ainsi : « On n’en parle jamais de ces choses-là, presque jamais. De toutes les situations tragiques auxquelles une vie de pratique médicale vous confronte concrètement, on n’en parle jamais. On théorise, ou on se tait.
Longtemps je n’en ai pas parlé. J’ai gardé ça pour moi. Pire, j’évitais de les penser. »
Ce qu’il évoque ainsi, en termes quelque peu sibyllins, c’est la fin de vie particulièrement difficile de certains patients. Ce sujet sensible s’est rappelé à lui lors des débats parlementaires récents autour d’un projet de loi porté par le député Olivier Falorni sur la fin de vie, expression que manifestement l’auteur ne trouve pas très pertinente.
Il se remémore l’un des pires moments de sa carrière médicale, quand, jeune interne en 1982, il eut à participer à la prise en charge d’une enfant de 6 ans atteinte d’une tumeur nerveuse incurable qui atteignait la colonne vertébrale et comprimait la moelle épinière. Il se souvient encore des douleurs horribles générées par le moindre soin chez cette petite fille que le corps médical était totalement impuissant à soulager. Pour compliquer la situation, le père de l’enfant voulait que toute cette souffrance cesse, alors que la mère s’accrochait à l’espoir d’une guérison. Ce genre de situation conflictuelle est malheureusement assez fréquent, comme l’a montré le cas tragique de Vincent Lambert, qui reste dans toutes les mémoires (cf. mes deux propos sur ce sujet, Rebondissements et Derniers soubresauts)
S. Velut constate que, depuis la loi Leonetti de 2005 relative aux « droits des personnes malades et en fin de vie », cette expression fin de vie est devenue omniprésente. Elle lui semble réductrice, parce que parler de fin de vie (en général) évite de parler de la fin de la vie (cette vie particulière). Cette expression consacrée lui semble être un moyen un peu facile de ne pas parler de la vie d’un être qui s’achève et de son agonie, forcément singulière (agônia en grec ancien, c’est l’angoisse). Celui pour lequel on ne peut plus rien de curatif va mourir dans une zone mal définie, un lieu-dit que l’auteur appelle, non sans humour, Findvie.
Je note que dans mes cours du diplôme interuniversitaire de soins palliatifs auquel je me suis inscrit, et qui va, en deux ans, me permettre de mieux cerner ces problèmes qui me passionnent, certains mots du langage courant ont disparu, comme agonie, ou mourant. Le lexique actuel a remplacé agonie par phase terminale, et mourant par personne en phase terminale. Un verbe substantivé a fait son apparition, le mourir, désignant toute cette phase plus ou moins longue qui précède la mort, devenue le décès. Il est frappant de noter que ni mort ni mourir ne figurent dans les lois Leonetti de 2005 et Clayes Leonetti de 2016.
« Si le législateur s’abrite sous ce vocable [la fin de vie] pour penser la question, c’est bien parce qu’évoquer la vie et la fin de la vie, c’est s’approcher trop près d’un précipice, un trou de la pensée. »
L’auteur observe qu’un autre élément de langage s’est immiscé dans le discours, notamment législatif, le mot bioéthique. Ce terme d’origine américaine a été repris en France dans l’intitulé de la loi de 2004. Bio est devenu un préfixe pour des mots qui font uniquement référence au vivant biologique (biodiversité), sans connotation philosophique.
Le même constat d’ambiguïté est fait avec le mot euthanasie, laquelle reste, avec sa variante du suicide assisté, interdite par la loi française. Ne pas avoir soumis au vote des députés en 2005 un texte sur l’euthanasie (le bien mourir) revenait, selon S. Velut, à esquiver le sujet même du débat. Autoriser l’arrêt des traitements qui maintiennent en vie un patient (l’hydratation et l’alimentation artificielle, considérées comme des traitements et non des soins), comme l’a fait la loi de 2005, avec l’appoint éventuel d’une « sédation profonde et continue » autorisée en toute fin de parcours (la fameuse phase terminale) par la loi de 2016, ressemble bel et bien à une euthanasie qui n’ose pas dire son nom.
L’auteur note ensuite qu’il existe globalement deux façons de soigner, l’une fondée sur l’empathie, l’autre sur la technicité. Ces deux approches radicalement différentes devraient, dans l’idéal, être associées. Mais « allier harmonieusement l’humain et la technique n’est pas chose si facile », ce que l’on peut exprimer plus sobrement par « l’objectif s’accommode mal du subjectif ».
Science et techniques occidentales ont « dissocié le sujet de son corps », « séparé le subjectif de l’objectif », ce qui rend très difficile l’appréhension de l’agonie [terme que l’auteur préfère à la phase terminale] et du déclin de la vie [plutôt que la fin de vie].
En quelques siècles la médecine a fragmenté l’humain en trois entités, à savoir la psyché, le corps, les fonctions. La puissance des moyens d’exploration du vivant et des systèmes d’intervention a relégué l’humain aux portes de l’abstraction, puisque même ce qui a trait à l’esprit est maintenant parfaitement mis en bon ordre par la classification statistique et diagnostique des désordres mentaux.
Autrement dit, pendant cette longue période qui va de la Renaissance à nos jours, le sujet s’est mué en objet sous l’œil du scientifique. La science l’a emporté sur la philosophie. Je partage totalement l’idée de l’auteur qu’il s’agit là d’une fausse bonne nouvelle.
En premier lieu parce que cette fragmentation a transformé le corps en un bien, certes le plus précieux de tous, mais un bien soumis aux attributs de la propriété. De sorte qu’être malade revient à détenir une chose détériorée, que l’on confierait aux soins des professionnels comme l’on confierait un appareil cassé au réparateur. Et mourir serait comme détenir un objet en fin de vie, hors d’usage et dorénavant non réparable.
Fausse bonne nouvelle en second lieu parce qu’en dissociant le sujet de son corps, la science et les techniques ont transformé le concept de vie en une addition de fonctions dont jouirait le sujet. Mais « ne plus jouir que de quelques fonctions résiduelles ne fait pas forcément une vie, concept subjectif surchargé de nuances. »
S. Velut poursuit : « Confondre l’existence (être dans le monde) et la vie (être au monde ») évacue la question de définir l’invivable, et donc destitue le sujet. A contrario, distinguer l’existence de la vie – pour mieux légiférer – se heurte à un écueil : entre ces deux concepts la frontière est mouvante et diffère pour chacun. » Cette difficulté conceptuelle est parfaitement illustrée par le cas de Vincent Lambert, privé, pendant des années, de toute présence au monde, comme tous les individus en état végétatif chronique. Confrontés à l’impossibilité de savoir ce que ressent et désire un tel sujet, les partisans du corps défendront son maintien en vie, les partisans du sujet, qui existe mais ne vit plus vraiment, plaideront pour sa mort. C’est ce choix cornélien qui a déchiré la famille de Vincent Lambert pendant des années.
« J’aime mieux être un météore superbe, chacun de mes atomes rayonnant d’un magnifique éclat, plutôt qu’une planète endormie. La fonction de l’homme est de vivre, non d’exister. Je ne gâcherai pas mes jours à tenter de prolonger ma vie, je veux brûler tout mon temps. »
Cette belle citation de Jack London (découverte dans La Lettre de Philosophie magazine) illustre bien cette différence essentielle mais subtile entre vivre et exister. La fin de cette citation (à partir de La fonction de l’homme) est prononcée à la fin du dernier James Bond (Mourir peut attendre) par « M » au sujet de son cher Bond, désormais bon à mettre au rebut.
Tout cela me donne l’idée d’une définition possible de l’euthanasie : la fin provoquée, parce que souhaitée par lui-même ou son entourage, de l’existence d’un sujet qui n’est plus tout-à-fait en vie, ou qui ne sent plus vraiment vivant.
Par ailleurs l’intime a changé de statut et d’image au XXIème siècle. Il est maintenant « hors de la maison ».
Accoucher à l’hôpital et non plus chez soi est devenu la règle, imposée par la sécurité des soins. La mort allait suivre le même chemin, et l’on meurt de moins en moins souvent chez soi. La mort s’est tellement médicalisée qu’elle devient de moins en moins envisageable au domicile, même si mourir chez soi reste un souhait largement majoritaire des mourants (mais pas de leur famille).
Ces deux champs de l’intime par excellence, la naissance et la mort, ont donc rejoint le domaine sanitaire. Quant à l’amour et au sexe, ils sont eux aussi sortis du domaine de l’intime pour se retrouver sur la place publique des médias et des réseaux sociaux, souvent avec l’assentiment des intéressés, surtout quand il s’agit de stars médiatiques.
Bref, « l’intime est devenu extime » (adjectif qui m’évoque le beau Journal extime publié par Michel Tournier en 2002).
Conséquence inattendue de la « parcellisation technique du vivant », la scission du sexe et de la procréation. La contraception a libéré le sexe de la procréation. La procréation médicalement assistée permet de se passer du sexe. Quant au sexe, au sens biologique du terme, il est devenu le genre.
Pour montrer la difficulté de légiférer sur l’euthanasie, S. Velut prend l’exemple du magnifique film de Michael Haneke, Amour. Georges (interprété par J.-L. Trintignant) finit par étouffer avec un coussin, pendant son sommeil, son épouse Anne (Emmanuelle Riva), victime d’un AVC très invalidant, et qui a fait promettre à son mari de ne jamais la renvoyer à l’hôpital. Le titre même du film justifie, aux yeux des spectateurs, et probablement de ceux du réalisateur, l’acte d’euthanasie, pourtant illégal. Dans ce cas particulier, tuer pour apaiser relève de l’exception au Cinquième Commandement du Décalogue (Tu ne tueras point). S. Velut en déduit que l’écriture d’une loi sur cette question « impose d’accorder au singulier une valeur d’exception, ce qui humainement se défend mais pose le problème de la formulation des lois. »
En effet le droit se veut, par essence, universel. Il est donc mal à l’aise avec la diversité et la singularité des situations d’agonie, tant de la part de qui est en train de la vivre que de qui y assiste. L’objectivité d’une loi sur la fin de vie se heurte à la subjectivité des situations. Et notre auteur cite, comme exemple de vécu singulier de la mort d’une mère, le très célèbre incipit de L’Étranger : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas… »
Stéphane Velut conclut en posant une question qui peut sembler étrange, savoir si légiférer est une bonne chose dans une matière aussi complexe.
L’adepte du normatif répondrait qu’il faut légiférer, car une société civilisée ne peut pas laisser chacun faire comme bon lui semble. Michel Houellebecq a écrit qu’une civilisation qui légalise l’euthanasie perd tout droit au respect. S. Velut pense que le romancier se méprend, parce que, précisément, « c’est être civilisé qu’admettre qu’aider à mourir dans de tels cas puisse se faire par amour ». À rebours de Houellebecq notre auteur écrit que « c’est une civilisation qui légifère sur l’euthanasie qui perd droit au respect ». Légiférer ne veut pas dire légaliser.
« Tout de la morale et de l’éthique n’étant pas perméable à la norme, ne pourrait-on laisser aux êtres humains des pans de leur intimité et de leurs actes de bonté dans des contrées insaisissables ? (…) Si l’évasif n’était l’ennemi juré du droit, le législateur écrirait qu’il est des exceptions où soulager au point d’abréger paisiblement la vie est justifiable. C’est tout. (…) Différends et controverses publiques finiraient par s’éteindre pour laisser voix à cette sagesse qui veut qu’il ne faut jamais rien dire des choses qui vont sans dire (comme l’énonce Régis Debray). »
En ce qui me concerne, je ne crois pas que le médecin soit obligé de choisir l’un ou l’autre des deux termes de l’alternative suivante : soins palliatifs ou euthanasie. Ils ne sont pas antinomiques, comme beaucoup le croient.
Je pense sincèrement que les deux solutions sont compatibles, comme l’indique l’autorisation de la sédation profonde et continue en phase terminale, que chaque médecin en charge de soins palliatifs est libre d’appliquer ou de rejeter. Et la décision de mettre en route cette sédation est toujours collégiale, comme le prescrit la loi Clayes Leonetti.
Pour résumer, tous les patients qui ont besoin de l’aide des soins palliatifs devraient pouvoir en bénéficier. Pour la sédation profonde et continue, c’est affaire de choix. Quant à l’euthanasie, on peut parier qu’elle ne restera pas éternellement illégale dans notre pays, car l’évolution des mentalités, de plus en plus axées sur la liberté individuelle absolue, y compris celle de choisir sa mort, semble y mener tout droit.
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