Chapitre 13 : la chimiothérapie
On m’a dit grand bien de l’oncologue avec qui j’ai rendez-vous, le Dr Jean-Michel V., et du service d’oncologie en général. On va voir comment il sera avec moi. Au fait, pourquoi dit-on oncologue, et pas tout simplement cancérologue ? Peut-être pour employer un terme moins brutal car moins immédiatement corrélé au cancer ? Il faudra que je regarde sur Internet s’il y a une différence entre les deux termes. En tout cas, personne n’est dupe, et chacun est censé comprendre que l’oncologue soigne le cancer. Et d’ailleurs, lui n’hésite pas à employer le mot cancer, que beaucoup de ses confrères (à commencer par mon gastro) semblent avoir du mal à prononcer, en se cachant derrière des périphrases plus ou moins rassurantes et pas toujours très claires. S’il est admis qu’il faut dire la vérité aux patients, autant la dire sans aucune ambiguïté. C’est en tout cas ce que je crois profondément.
Cette consultation me donne par ailleurs l’occasion d’expérimenter la médecine publique, alors que mon intervention s’est déroulée dans le secteur privé. Je verrai bien s’il y a une différence palpable pour les patients entre les deux systèmes sanitaires.
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Le Dr Jean-Michel V. est praticien hospitalier (PH) en oncologie. C’est un personnage assez atypique, qui cache sa très grande compétence professionnelle et son énorme capacité de travail derrière un look inhabituel soigneusement négligé, moitié soixante-huitard attardé, moitié motard baroudeur, les tatouages en moins. Son abondante chevelure surprend un peu dans le monde plutôt feutré de la médecine hospitalière. Une patiente un peu snob n’avait pas pu s’empêcher de demander à son médecin traitant qui le lui avait chaudement recommandé : « dites-moi, cher ami, c’est qui ce rocker à qui vous m’avez confiée ? ».
On l’aura compris, avec le Dr V., il ne faut pas s’arrêter aux apparences.
Il est donc oncologue, autrement dit c’est un spécialiste du cancer et de son traitement par la chimiothérapie. Il est praticien hospitalier, ce qui revient à dire qu’il est titulaire à l’hôpital public, en l’occurrence l’oncopôle* du GHT* (groupement hospitalier de territoire). Il pourrait avoir un secteur privé, mais il n’a pas demandé à en bénéficier. Simple question de choix personnel. Gagner un peu plus d’argent ne l’intéresse pas beaucoup ; ce qui l’intéresse, c’est son travail et, il faut bien le dire, sa notoriété dans le microcosme de la cancérologie.
Dans quelques instants, il va voir en consultation un nouveau patient, M. Claude L., qui lui est adressé par son confrère et ami Brice G., excellent chirurgien des cancers digestifs. Ils ont souvent l’occasion d’avoir des patients en commun. Brice a présenté son dossier la semaine dernière en RCP, et l’indication* d’une chimiothérapie a été posée, sans discussion possible. Si le patient est là, c’est qu’il a accepté cette proposition.
D’emblée il constate que, bien qu’il soit enseignant, ce patient est plus facile à « gérer » que la plupart de ses collègues, qui donnent souvent le sentiment de tout savoir, surtout depuis qu’il y a Internet, et de ne pas admettre facilement que la personne qu’ils ont en face d’eux en sache un peu plus qu’eux dans le domaine médical. Un bon point pour lui. Il est accompagné de son épouse, ce qui est une bonne chose, car on ne peut jamais prévoir comment le patient va réagir à l’annonce de ce qui l’attend. Il ne lui semble pas trop anxieux, mais beaucoup de patients cachent bien leur jeu, et veulent apparaître comme de « bons malades ». Jean-Michel se méfie toujours d’une trop grande force mentale affichée.
En principe, un patient qui vient en consultation d’oncologie a bien compris de quelle maladie il est atteint, ce qui rend plus facile l’utilisation du mot cancer. Et, au cas où il serait dans le déni, l’usage de ce mot le rappellerait à la triste réalité, certes un peu brusquement. Le Dr V. sait pertinemment que certains patients trouvent qu’il use d’une façon de s’exprimer un peu brutale, mais il est persuadé que c’est indispensable. Il est essentiel d’être parfaitement compris. Et puis ce serait un comble qu’un cancérologue n’ose pas employer le mot cancer !
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Je suis dans le bureau de l’oncologue, le Dr Jean-Michel V. Heureusement que l’on m’avait prévenu de son look un peu spécial, car, honnêtement, ça peut surprendre. Mais je vais vite me rendre compte de sa compétence, et, plus tard, quand on se connaîtra mieux, de ses indiscutables qualités humaines.
La consultation avec l’oncologue va durer une bonne heure, pendant laquelle je vais recevoir une foule d’informations sur la chimiothérapie qui va être utilisée chez moi, décidée lors de la RCP, et sur ses effets secondaires, dont la liste me semble interminable. La colère qui m’a habité pendant quelques jours a disparu, et j’ai décidé d’être « un bon petit soldat », comme je l’ai entendu dire. Je constate d’ailleurs que les métaphores militaires fleurissent dès qu’il s’agit du cancer. J’apprécie la franchise du discours de ce praticien, qui ne tourne pas autour du pot.
J’ai une question importante à lui poser : est-ce que je serai, selon lui, en état de continuer à travailler pendant le traitement, en ne m’arrêtant que pour les séances de chimiothérapie ?
Il me répond que cela lui semble difficile, car je risque d’être assez fatigué entre les cures. De plus, si je ne m’arrête pas, mon lycée ne pourra pas me remplacer, et ce seront mes élèves qui en pâtiront. Je me range à son avis, grâce à cet argument décisif.
-Bien, je crois vous avoir tout dit. De toute façon, nous sommes appelés à nous revoir souvent, et si vous avez des questions à me poser, auxquelles vous n’avez pas pensé, vous pourrez le faire ultérieurement.
-Je vous remercie pour toutes ces explications. C’était clair, mais un peu dense.
J’espère avoir tout compris, et tout retenu, du moins l’essentiel.
-Pour ce qui est des questions pratiques, vous allez bientôt rencontrer l’infirmière d’annonce*, qui va rentrer avec vous dans le concret. Ma secrétaire va vous donner le rendez-vous. Vous pourrez aussi voir notre équipe de psys.
-Et mon médecin traitant, quel rôle va-t-il jouer ?
-Il recevra un courrier après chaque séance et chaque consultation. Il reste votre référent pour tout ce qui concerne la prise en charge de votre cancer, même si la surveillance se fera à trois, avec votre chirurgien et lui. A bientôt.
-A bientôt, docteur, et encore merci pour vos explications et votre disponibilité.
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L’infirmière d’annonce, puisque tel est le nom de sa fonction, ne m’annonce en fait rien que je ne sache déjà sur ma maladie ; mais elle me donne une foule d’infos pratiques sur le déroulement de mon traitement. J’apprends que cette fonction est relativement récente, alors qu’elle me semble essentielle, tant il y a de questions qui se bousculent dans ma tête. Je pense en particulier au risque que ma maladie ne soit héréditaire, ce qui aurait des conséquences pour les enfants. Mais, après qu’elle a posé la question à l’oncologue, elle me rassure, ce n’est pas le cas, et il n’y aura pas besoin d’une consultation d’oncogénétique*. Elle me donne un document appelé « plan personnalisé de soins* », qui est, en quelque sorte, mon carnet de route. Elle me propose également, pour moi ou un membre de ma famille, une prise en charge par un psychologue*, que j’accepte, un peu par curiosité, je dois le reconnaître. Mais je ne le regretterai pas.
En effet le psy m’expliquera la théorie en vogue sur les phases successives du deuil, qui commence par le déni (ai-je été dans le déni ? Si c’est le cas, je ne m’en suis pas vraiment rendu compte). Après vient la colère (c’est vrai, j’ai souvent été en colère de manière injuste lorsque j’ai appris ma maladie, puis le fait que je devrais subir une chimiothérapie). Les phases suivantes sont le marchandage, puis la dépression, et enfin l’acceptation. Est-ce que tout cela ne serait pas un peu stéréotypé ? Réagissons-nous tous de la manière ? J’en doute… Ai-je enfin accepté ce qui m’arrive ? Et puis, en y réfléchissant bien, l’acceptation a une connotation positive, caractéristique de celui qui est prêt à se battre. C’est un peu l’esprit de l’amor fati cher à Nietzsche : accepter sans rechigner ce que la vie vous propose. Ce n’est pas nécessairement le cas de tous les patients atteints d’une maladie grave, soit dès le début, soit en cours de route, quand les mauvaises nouvelles s’accumulent. C’est peut-être ce qui m’arrivera si à un moment il devait s’avérer que je ne guérirai pas. L’acceptation deviendrait probablement résignation. Mais je vais tout faire pour que cela n’arrive pas. Le psy m’a dit que les médecins et les médicaments soignent, mais que c’est le patient qui guérit. C’est la version moderne de l’aphorisme célèbre du père de la chirurgie, le grand Ambroise Paré : « Je le pansai, Dieu le guérit ». L’homme moderne a juste pris la place dévolue à Dieu par A. Paré. La phrase du psy n’est peut-être qu’une jolie formule, mais je l’accepte. Alors, à moi de me battre !
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C’est aujourd’hui que commence ma chimiothérapie, et je ne suis pas vraiment rassuré. On m’a expliqué qu’en fait, en toute rigueur on devrait parler de chimiothérapie anticancéreuse, car l’antibiothérapie, par exemple, est aussi une chimiothérapie, mais anti-infectieuse. Cela dit l’usage a consacré le fait que la chimiothérapie, c’est un traitement du cancer, que l’on peut utiliser à titre prophylactique, curatif* (dans les hémopathies* malignes notamment) ou encore palliatif, pour prolonger la survie. Pour moi, ce sera un traitement adjuvant utilisé à titre prophylactique.
Beaucoup d’idées fausses circulent sur la chimiothérapie. Quand un patient dit à un de ses amis qu’il va avoir six mois de chimiothérapie, l’ami en question imagine volontiers un traitement continu de six mois, ce qui n’est pas du tout la réalité.
Pour la radiothérapie, comme me l’a expliqué un patient qui a déjà reçu ce traitement, les séances ont lieu du lundi au vendredi pendant toute la durée du traitement. Elles ne durent que quelques minutes, car chacune d’elles ne délivre qu’une petite fraction de la dose totale. En fait, pour les rayons, ce sont les transports qui prennent le plus de temps ! Pour la chimiothérapie, c’est très différent, car les cures sont espacées, de quinze jours à trois semaines en général, le temps que l’organisme récupère avant la séance suivante.
Préalablement à la mise en route du traitement, on m’a posé une « chambre implantable* » (on dit aussi un Port-A-Cath, en abrégé un « PAC », mais c’est en fait un nom de marque, comme frigidaire, devenu un nom commun). C’est un geste effectué sous anesthésie locale, qui ne dure, quand l’opérateur en a l’expérience, que quelques minutes. Dans mon cas, c’est un anesthésiste qui m’a posé ce petit dispositif implanté sous la peau, destiné à éviter qu’on ne me pique une veine à chaque séance. Une fois le site implantable en place, la première séance va pouvoir commencer.
Il règne une certaine ambiguïté sur l’appellation des séances et de l’ensemble du traitement. En général, l’ensemble d’un traitement s’appelle une « cure* » (cure psychanalytique ou cure thermale par exemple), constituée d’un nombre défini à l’avance de séances. Mais en oncologie, on utilise souvent le mot cure pour désigner une séance. Quant à l’appellation générique « la chimiothérapie », elle néglige complètement le fait que ce traitement fait appel à des médicaments très variés, utilisés selon des protocoles également variables, et dans des indications toutes différentes les unes des autres. Les effets secondaires*, par exemple, ne sont pas ceux de la chimiothérapie en général, mais ceux des produits utilisés pour un patient donné. J’ai l’air très savant, à vous dire tout cela, mais je ne fais que retranscrire les explications que l’on m’a données lors des différentes consultations. J’ai une assez bonne mémoire.
Dans mon cas, on a eu recours au protocole habituellement utilisé en prophylaxie dans le cancer du côlon, qui est une association de deux médicaments anticancéreux, et qui n’est pas le pire en termes d’effets secondaires. Je sais en particulier, parce qu’on m’a rassuré sur ce point lors de la consultation d’annonce, que je ne perdrai pas mes cheveux.
Tout le monde redoute la chimiothérapie, d’où l’importance des explications que l’on reçoit avant et pendant le traitement. De plus, la plupart des gens associent la chimiothérapie à la fin de vie, erreur qui contribue à la crainte que ce traitement génère dans l’esprit du public non informé.
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Mais je m’aperçois que je ne vous ai pas raconté comment se sont passées, en pratique, mes cures de chimiothérapie. La veille, une prise de sang est réalisée, et le résultat adressé au service d’oncologie, qui valide donc la possibilité de faire la cure. En effet, si les résultats n’étaient pas bons, et que, par exemple, le taux de globules blancs était trop bas, le risque infectieux serait trop élevé, et la séance serait reportée à la semaine suivante. Cela ne m’est pas arrivé pendant toute ma chimio.
La cure proprement dite se déroule en ambulatoire, soit dans un box où l’on est le seul patient, soit dans un « salon » où l’on se retrouve à plusieurs. Je n’arrive pas à savoir quelle est la meilleure formule. A priori, c’est plus sympathique d’être à plusieurs patients, sauf si chacun ne parle que de lui-même, ce qui devient vite pénible pour les autres. Mais il m’est arrivé de faire quelques belles rencontres, malheureusement trop brèves. Dans les deux cas, je suis installé sur un fauteuil médical, une sorte de « transat », en position demi-assise.
Après m’avoir « raccordé » à la chambre implantable, de manière stérile, on commence par le premier produit, qui passe en quelques heures. Le second produit nécessite 48 heures de perfusion. Je sortirai donc avec une pompe programmée pour délivrer ce médicament pendant cette durée, et c’est une infirmière libérale qui viendra me « débrancher » à la maison. Par ailleurs, on m’administre des médicaments destinés à combattre les nausées, et, de fait, je n’aurais pas trop à me plaindre de ce symptôme.
Les jours qui suivent la cure, je suis très fatigué, et n’ai vraiment rien envie de faire. Puis je reprends progressivement du tonus, pour tenir jusqu’à la séance suivante. Il y en aura douze en tout, espacées chacune de deux semaines. A chaque séance, je verrai un oncologue en consultation, pas toujours le même.
La tolérance* du traitement a été relativement bonne, si ce n’est un goût métallique permanent dans la bouche, qui limite mon appétit, et des manifestations désagréables au niveau des mains et des pieds, qui sont classiques, à ce que l’on me dit. On m’apprend qu’il s’agit de signes de neuropathie périphérique*, dont je me souviens après coup que j’en avais été prévenu lors de la consultation initiale. Mais on m’avait donné tant d’infos d’un seul coup que cela m’était sorti de l’esprit. Je note par ailleurs que, dans la mesure où il s’agit d’un traitement préventif, il n’est pas possible d’en ressentir des effets positifs ; seuls les effets indésirables* sont perçus.
Notes
Chambre implantable : dispositif médical implanté dans une grosse veine, permettant de réaliser la chimiothérapie sans avoir à piquer une veine à chaque séance. La chambre est placée sous la peau, en avant des côtes, à gauche ou à droite.
Curatif : l’adjectif curatif qualifie ce qui est fait en vue de la guérison.
Cure : cure est un mot polysémique, utilisé ici pour désigner non pas l’ensemble du traitement, mais une seule séance de ce traitement.
Effet secondaire/Effet indésirable : un médicament a toujours un effet principal, qui est l’effet recherché (on dit aussi l’effet thérapeutique), et d’autres effets, non voulus, qui sont les effets secondaires. Ceux-ci peuvent être bénéfiques, mais plus souvent nocifs ; ce sont alors des effets indésirables. En pratique, effet secondaire et effet indésirable sont souvent employés l’un pour l’autre.
Groupement hospitalier de territoire (GHT): regroupement fonctionnel de plusieurs hôpitaux présents sur le même territoire sanitaire autour d’un « hôpital pivot » centralisateur. Le but est d’optimiser les activités et les ressources humaines, notamment médicales.
Hémopathie maligne : cancer du système hématopoïétique (sanguin), comme la leucémie ou la maladie de Hodgkin.
Indication : situation clinique dans laquelle un traitement est proposé. Exemple : on porte l’indication d’une chimiothérapie adjuvante. Le contraire est la contre-indication. Indication : on peut faire le geste ; contre-indication : il ne faut pas le faire ; abstention : il n’est pas nécessaire de le faire.
Infirmière d’annonce : infirmière spécialisée dans le dispositif d’annonce d’une maladie grave.
Neuropathie périphérique : atteinte distale des nerfs, provoquée par la chimiothérapie.
Oncogénétique : branche de la génétique qui s’intéresse au cancer. En effet, certains cancers sont héréditaires, et l’on peut évaluer avec précision le risque personnel d’un parent de patient atteint de ce type de cancer, afin de lui proposer soit une surveillance très serrée, soit des mesures prophylactiques comme la mastectomie (ablation du sein) préventive (cf. le cas médiatisé d’Angelina Jolie).
Oncopôle : regroupement, sur un même site, des activités médicales liées à l’oncologie.
Plan personnalisé de soins : programme détaillé du traitement proposé à un patient.
Psychologue : le patient atteint d’un cancer et son entourage proche peuvent bénéficier de séances de soutien psychologique prises en charge par l’Assurance maladie.
Tolérance : la tolérance d’un traitement, c’est le nombre et l’intensité des effets secondaires qu’il génère ; plus il y en a, plus la tolérance est mauvaise. Ne pas confondre avec l’efficacité du traitement.
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