Chapitre 17 : le retour des métastases
L’oncologue, le Dr Jean-Michel V., m’a expliqué le nouveau protocole, qui sera plus « dur » que le précédent, du fait des effets secondaires plus marqués que lors de la précédente chimio. Chaque protocole, adapté à une situation précise, porte un nom incompréhensible pour le commun des mortels (FOLFOX, FOLFIRI, etc.), qui fait référence aux produits utilisés. A la chimiothérapie, il va associer ce que l’on appelle une thérapie ciblée* constituée par un anticorps monoclonal *. Il me signale que ce dernier traitement peut avoir des complications propres, comme des perforations intestinales. C’est gai…
Si tout se passe comme prévu, j’aurai douze cures (séances) espacées de quinze jours, ce qui fera en tout six mois de traitement. Les séances se déroulent toujours selon le même rituel, que je connais déjà car il ressemble au précédent, et auquel je m’habitue vite : la prise de sang la veille, dont les résultats permettent à l’oncologue, que je vois avant le début de chaque cure, de décider si elle est faisable ; l’arrivée dans le service d’hospitalisation de jour ; après mise en place d’un patch anesthésiant* au niveau du point de ponction dans la chambre implantable, celle-ci est « rincée », puis une perfusion branchée pour deux heures, suivie d’un nouveau rinçage; ensuite, c’est l’installation d’une « pompe » qui va délivrer le reste de la chimiothérapie pendant 48 heures à la maison. C’est une infirmière libérale qui vient me débrancher la pompe à mon domicile. Malgré la prise systématique de deux médicaments destinés à prévenir les nausées, celles-ci sont bien présentes à chaque fois, d’autant que j’ai, comme la fois précédente, un fort goût métallique dans la bouche qui me coupe complètement l’appétit. De même, malgré le port de gants réfrigérés, je développe à nouveau les symptômes d’une neuropathie au niveau des doigts, avec des sensations pénibles de piqûres et de brûlures. Je demande d’ailleurs à rencontrer un algologue* pour voir avec lui ce qu’il serait possible de faire pour combattre ces symptômes. Parallèlement, je vois régulièrement le psychologue, qui m’aide à combattre les moments de déprime, qui s’expliquent en partie, selon lui, parce que je sais que ne retravaillerai pas avant longtemps. Différentes choses me sont proposées, dont la réflexologie plantaire, qui me fait du bien. Je n’ai pas essayé la méditation. J’ai parfois envie de tout laisser tomber. Mais, finalement j’arrive au bout de mon traitement. Pourvu qu’il ait été efficace…
*
Quelques mois ont passé. Je revois en consultation de suivi le Dr V. qui ne sait pas visiblement comment me l’annoncer : mes métastases sont revenues dans la partie du foie qui me reste, et elles ne sont pas accessibles à une hépatectomie itérative. Reste à essayer un nouveau protocole de chimiothérapie, une nouvelle « ligne* ». Il me fait une proposition à laquelle il me faudra réfléchir avant de lui donner ma réponse.
-Nous avons rediscuté en RCP de votre dossier, et j’ai une proposition à vous faire, celle d’entrer dans un essai thérapeutique*.
-Un essai thérapeutique ? Vous pouvez m’expliquer ce que c’est ?
-Bien sûr. Sans entrer dans trop de détails, vous savez que la médecine n’est pas une science exacte, et qu’elle procède par essais cliniques, dans le cadre de la recherche clinique*. Quand l’essai clinique teste un nouveau traitement, cela s’appelle un essai thérapeutique. Il s’agit de tirer au sort entre le traitement considéré comme le meilleur dans l’état actuel de nos connaissances, que nous appelons le « gold standard* », et une nouvelle molécule* prometteuse, dont on espère, mais sans aucune certitude, qu’elle donnera de meilleurs résultats pour les patients participant à l’étude. Le choix entre les deux produits se fait par tirage au sort ; c’est ce qui s’appelle un essai « randomisé* ». Les essais les plus fiables sont multicentriques (plusieurs centres, dont le nôtre, participent à l’étude). Il s’agit ici d’un essai dit « en double aveugle », ce qui signifie que ni le patient ni le médecin qui le suit, autrement dit ni vous ni moi, ne connaissent le résultat de la randomisation.
-Si je comprends bien, je ne suis pas certain de bénéficier du meilleur traitement actuellement disponible ?
-C’est ça, vous avez parfaitement compris. Mais si le sort vous attribue le produit en expérimentation, et que l’essai est concluant, vous aurez bénéficié d’un traitement plus efficace encore que le gold standard actuel. Seulement le résultat ne sera pas connu avant un bon bout de temps, quand l’étude sera terminée. Il faut que vous y réfléchissiez tranquillement.
*
Rentré à la maison, j’en discute avec Marie, qui m’a accompagné chez l’oncologue, et mes enfants, que j’appelle au téléphone. Je demande également l’avis de mon médecin traitant et de mon chirurgien. Après mûre réflexion, car ils ne sont pas tous du même avis, j’accepte d’entrer dans l’essai, ce qui nécessitera de lire et de signer un protocole d’accord* de plusieurs pages. L’éthique l’exige. Je me dis que, à défaut de m’être utile personnellement, cette démarche aidera au moins la médecine à progresser. D’autres l’ont fait avant moi, et j’en ai bénéficié, sans le savoir.
*
Malheureusement l’essai thérapeutique n’a pas marché, et les métastases n’ont pas diminué. Je vous passe les détails, puisqu’il s’agit de rien d’autre en fait que d’une nouvelle ligne de chimio, une de plus, qui ne diffère pas vraiment des autres sur le plan pratique. Je suis devenu « incurable* ». Quel mot étrange, qui me fait penser un peu à « intouchables » (pas ceux du film, mais ceux qui font partie de la population indienne qui a la malchance d’être née dans la plus basse classe sociale).
Les douleurs sont de plus en plus présentes, et de moins en moins tolérables. La couleur de ma peau et du blanc de mes yeux oscille entre le jaune et le verdâtre (les médecins disent que je suis ictérique*). L’imagerie (en fait le scanner) montre que l’envahissement du foie par les métastases est massif.
Mon oncologue m’a confié à une spécialiste de la douleur, une algologue qui travaille dans le service de cancérologie où je suis traité. Elle s’appelle Françoise T., et c’est une femme admirable, qui m’a beaucoup aidé dans la prise en charge de mes douleurs. Elle aura l’occasion de m’expliquer que les douleurs cancéreuses, dans la genèse desquelles plusieurs mécanismes interviennent (douleurs nociceptives*, douleurs neurogènes*…), sont parmi les plus intolérables et les plus difficiles à soulager pour un médecin « lambda ». Pour le côté intolérable, je confirme.
*
Le Dr V. me propose encore une nouvelle ligne de chimio, plus dure que les précédentes, pour gagner peut-être quelques semaines de vie en plus (de survie, en langage médical). Nous discutons tous les deux du dilemme entre « quantité de vie » et « qualité de vie ». Il me dit que, par nature, les médecins ont tendance à privilégier la première option, ce qui se fait souvent au détriment de la seconde. Pour ma part, je sais que les philosophes ne sont pas d’accord entre eux sur ce qui définit une vie réussie, mais jamais ils ne comptent la durée de la vie au nombre de leurs critères.
De son côté, il se souvient, me raconte-t-il, d’une patiente qui l’a marqué à tout jamais par son attitude stoïcienne, à l’antique. C’était au tout début de sa carrière, et il n’avait pas encore, en ce qui concerne la fin de vie de ses patients, le recul qu’il a acquis depuis. Alors qu’il était venu dire à cette patiente anglaise d’un certain âge, mais encore très vive d’esprit, que son cancer du pancréas était devenu incurable, et que cette démarche le mettait vraiment mal à l’aise, elle lui avait répondu, avec un reste d’accent qu’elle avait gardé parce qu’elle le cultivait comme une orchidée précieuse : « mais ne vous faites donc pas de souci, mon cher Docteur, j’ai eu une très belle vie, qui va bientôt se terminer ; j’ai fait mon temps ; on n’y peux rien, et je suis prête à partir. Je vais rentrer tranquillement chez moi, pour mourir entourée de l’affection des miens ».
Il se souvient qu’il avait eu du mal à contenir ses larmes, m’avoue-t-il. Il repense souvent à cette patiente, Mme T., et il se dit qu’il est dommage que plus personne ne veuille mourir chez soi. La mort semble devenue, non pas la fin inéluctable et attendue de la vie, mais une sorte de maladie, certes pas tout-à-fait comme les autres puisqu’on n’en guérit pas (du moins pas pour l’instant, si l’on en croit les théories posthumanistes*), mais qui ne pourrait pas être traitée ailleurs qu’à l’hôpital.
Après mûre réflexion, je choisis la qualité de vie : c’est décidé, on arrête la chimiothérapie. L’oncologue « trace* » ma décision dans mon dossier. J’ai clairement et consciemment choisi d’être un patient incurable, qui ne guérira plus. Tout ce qu’on me proposera désormais sera palliatif, et non plus à prétention curative.
*
Rentré chez moi, je discute de ma décision avec Marie, qui n’a pas eu le courage de m’accompagner en consultation. Elle approuve ma décision, sans réserve. Elle souhaite seulement que je ne souffre plus ; elle ne veut pas que je vive quelques semaines de plus si c’est pour avoir des effets secondaires insupportables du traitement. Je rédige mes directives anticipées : surtout pas d’acharnement thérapeutique*, que l’on appelle actuellement obstination déraisonnable*. Je ne sais pas qui a eu l’idée de cette formulation, mais je la trouve un peu étrange, presque risible, comme si on parlait d’un enfant têtu qui ne veut rien savoir.
Je mets mes affaires en ordre, comme on dit, ainsi que les dernières notes que j’ai prises en vue d’un livre qui ne verra probablement jamais le jour. À moins que quelqu’un ne le fasse pour moi. J’ai ma petite idée…
*
Moi qui n’ai écrit qu’un essai d’épistémologie, j’aurais aimé raconter mon parcours de malade atteint d’une « longue et douloureuse maladie » dans un livre, comme l’a magnifiquement fait le philosophe Ruwen Ogien dans son merveilleux bouquin Mes mille et une nuits (La maladie commedrame et comme comédie). Son but était de tirer des réflexions philosophiques de son expérience de patient atteint d’une maladie incurable, ce qu’il a fait de façon extraordinaire, totalement dénuée de pathos. Mais n’est pas Ruwen Ogien qui veut.
Je vous l’ai déjà dit à plusieurs reprises, j’ai pris en secret des notes depuis le début de maladie. Pendant mes deux années de rémission, je les ai mises au propre pour pouvoir les publier au bout de cinq ans, quand j’aurais été guéri. Mais les choses ne se sont passées comme prévu, et, cinq ans après le diagnostic, je suis en fin de parcours. Mon histoire peut se résumer en deux périodes de deux ans et demi chacune. Pendant la première, j’ai cru que je guérirai ; pendant la seconde, ma descente aux enfers, j’en ai d’abord douté, puis, à la fin, j’ai su que je ne guérirai pas. Je viens d’avoir cinquante-cinq ans. Cinq années, c’est à la fois assez peu de choses dans la vie d’un homme, et c’est en même temps très long quand on est malade (« L’éternité, c’est long, surtout vers la fin », comme l’a dit un jour Woody Allen avec son humour dévastateur). J’ai continué à prendre des notes tout au long de ces années de galère, depuis la découverte de ces fichues métastases. Mais je n’ai plus la force de continuer ; écrire est devenu trop fatigant pour moi.
Comme j’ai noué des liens d’amitié avec mon chirurgien, je lui ai demandé l’immense service de mettre mes dernières notes en forme après ma mort, en imaginant la fin. C’est la petite idée dont je vous ai déjà parlé. Il pourra s’aider de ce que j’ai déjà écrit pour rédiger la suite. Il ne devra parler de ce projet qu’à Marie, le moment venu, et elle devra valider son texte. Il a accepté ma demande en la prenant, m’a-t-il dit, comme une grande marque de confiance et d’amitié. Comme il fera donc parler un mort, son texte sera une prosopopée. Je ne dis pas cela par pédantisme, mais parce que j’aime bien les figures de style et leurs noms toujours incroyablement poétiques, comme anacoluthe ou catachrèse, que le Capitaine Haddock utilisait volontiers comme juron. Sacré Capitaine Haddock ! Lui, au moins, est immortel…
Notes du chapitre 17
Acharnement thérapeutique : attitude du corps médical qui consiste à vouloir prolonger à tout prix la vie d’un patient en phase terminale.
Algologie : discipline médicale qui s’occupe du traitement des douleurs rebelles aux thérapeutiques habituelles.
Anticorps monoclonal : Quand un anticorps ne reconnaît qu’un seul épitope sur un antigène donné, on parle d’anticorps monoclonal (polyclonal dans le cas inverse). Les anticorps monoclonaux sont très largement utilisés comme outils de diagnostic et en thérapeutique, notamment en cancérologie.
Douleurs nociceptives/Douleurs neurogènes : on décrit plusieurs mécanismes de production de la douleur. La nociception est le mécanisme habituel, de loin le plus fréquent. Les douleurs neurogènes sont dues à une lésion nerveuse, comme les douleurs parfois très intenses que l’on peut constater dans le territoire du nerf atteint par le virus du zona. Elles résistent aux antalgiques usuels.
Essai thérapeutique : quand il s’agit de comparer deux traitements par un essai clinique, celui-ci devient un essai thérapeutique.
Gold standard : méthode ou traitement considéré, à la suite d’essais cliniques précédents, comme le meilleur dans une situation donnée. Il est utilisé comme élément de comparaison dans les essais thérapeutiques : un nouveau traitement doit démontrer qu’il est supérieur au gold standard en vigueur pour le remplacer.
Ictère : nom médical de la jaunisse.
Incurable : patient ou maladie pour qui aucune mesure à visée curative n’est possible.
Ligne de chimiothérapie : chaque nouveau protocole utilisé en chimiothérapie est qualifié de ligne : traitement de première, de deuxième ligne, etc.
Molécule : dans le jargon de la thérapeutique, molécule désigne le principe actif d’un médicament, et, par extension, ce médicament.
Obstination déraisonnable : c’est l’appellation actuelle de l’acharnement thérapeutique. Il est formellement déconseillé d’y céder.
Patch anesthésiant : pastille enduite d’un anesthésique local, placé en regard de la chambre implantable une heure avant qu’on ne pique dans sa membrane.
Posthumanisme : version extrême du transhumanisme, dont une des thèses est que l’on pourra un jour vaincre la mort, en vivant éternellement jeune.
Protocole d’accord : dans un essai thérapeutique, le consentement, très détaillé, porte le nom de protocole d’accord.
Randomisation : tirage au sort mené de manière rigoureuse dans un essai clinique.
Recherche clinique : partie de la recherche médicale qui porte sur les patients, ce qui exclue le recours à l’expérimentation.
Thérapie ciblée : en oncologie, les thérapies ciblées sont des médicaments qui ciblent spécifiquement une protéine ou un mécanisme impliqués dans le développement tumoral, de manière à les bloquer. Ils sont donc a priori sans effet sur les cellules saines.
Tracer/Traçabilité : toute décision doit laisser une trace dans un dossier. C’est est un des aspects de la traçabilité.
Comments