Chapitre 8 : la rencontre avec le Dr G., chirurgien viscéral
Le Dr Brice G. est chirurgien viscéral (ou viscéraliste*, au choix) à la clinique Saint-Côme Saint-Damien. Il s’y est installé* à la fin de son clinicat*, à l’âge de trente-trois ans. Il en a maintenant quarante-huit. Cela fait donc quinze ans qu’il exerce dans ce bel établissement. Vous serez probablement étonné d’apprendre qu’un chirurgien commence sa vie professionnelle aussi tardivement, mais vous devez vous rendre compte qu’il faut une bonne quinzaine d’années pour former un chirurgien, quelle que soit sa spécialité, entre l’internat*, le clinicat, et un éventuel séjour d’un an à l’étranger. En fait, pendant toute leur période d’apprentissage, les chirurgiens apprennent progressivement leur métier, et sont même rémunérés pour cela, avec un salaire qui peut paraître dérisoire eu égard à leur charge de travail et leurs responsabilités. Quant au stage à l’étranger, facultatif mais recommandé, le Dr G. avait choisi de le faire à Londres, pour se perfectionner en chirurgie hépatique. Du coup, il est parfaitement bilingue, ce qui est un atout majeur en médecine, si l’on a l’ambition de publier des articles scientifiques. Il n’y a en effet de littérature médicale* reconnue qu’en langue anglaise.
Mais pour s’installer, il faut que le jeune chirurgien ait obtenu son diplôme de fin d’études, et aussi qu’il ait validé sa thèse d’exercice*, qui lui permettra, comme à tous les médecins, sans exception, de porter, pour toute sa vie, le beau titre de docteur* en médecine, après avoir prêté le fameux serment d’Hippocrate*. Le lecteur comprendra donc que « docteur » et « médecin » ne sont pas des termes équivalents, même si le public va indifféremment « chez le médecin » ou « chez le docteur ». Pour faire court, tous les médecins ne sont pas docteurs (un interne en médecine par exemple ne l’est pas encore) ; et tous les docteurs ne sont pas médecins, car il y a des docteurs dans toutes les disciplines littéraires ou scientifiques ; notre patient, Claude L., aurait très bien pu être docteur en philosophie, s’il avait passé avec succès une longue et difficile thèse universitaire*. Mais cela n’entrait pas dans ses projets.
Le Dr Brice G. est donc un chirurgien dans la force de l’âge, en pleine possession de ses moyens, de son art pour ceux qui estiment que la médecine est un art, et singulièrement les disciplines techniques comme la chirurgie. Il est grand et svelte, avec un visage glabre qui laisse deviner sa bienveillance naturelle. Ses cheveux, coupés assez courts, sont encore bruns, mais commencent à se parsemer de reflets d’argent. Il est doté de mains immenses, avec des doigts longs et fins ; des mains d’artiste, en somme. Artiste, il l’est d’ailleurs à sa façon, car il joue magnifiquement du piano, qu’il pratique avec assiduité depuis son enfance. Il corrige sa myopie et sa presbytie récente par des lentilles progressives. Il est assez sportif, ce qui se voit dans sa façon de s’habiller ; il a en effet un style vestimentaire chic mais décontracté, surtout depuis qu’il ne porte plus de cravate au quotidien. Dans ses jeunes années il n’aurait jamais imaginé ne pas en porter, lui qui était à ses débuts dans la carrière un adepte du nœud papillon, qui faisait encore partie à cette époque de la panoplie du parfait chirurgien.
Le Dr G. consulte dans les locaux mis par la clinique à la disposition des praticiens qui le souhaitent ; cela permet une unité de lieu qui évite de perdre du temps en allant d’un cabinet « en ville » pour les consultations à la clinique pour les interventions. Quand il consulte, il est en civil ; les jours où il opère, il porte une tenue blanche siglée à son nom (tunique, pantalon, blouse, sabots).
Vous connaissez suffisamment le Dr G. pour qu’il puisse maintenant entrer en scène. Tout va commencer par la consultation avec Claude L.
J’oubliais un détail qui a son importance : comme le Dr Brice G. est appelé à jouer un rôle essentiel dans le parcours de Claude L., il sera autorisé à parler en son nom propre, devenant ainsi un des trois narrateurs de cette histoire.
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Je suis maintenant dans le cabinet du Dr G., désormais « mon » chirurgien. Il a un beau bureau, dont j’aime bien la déco et le mobilier, qu’il a probablement choisi lui-même. Il n’a que peu de retard ; un bon point pour lui. Il a l’air attentif et chaleureux, mais pas expansif comme l’est mon médecin traitant. A vue de nez, son tempérament semble se situer à mi-distance de celui de ce dernier, assez méridional, et de celui de mon gastro, un peu trop « ours ». Chacun son caractère. Seule compte la compétence. Mais lui, il inspire d’emblée confiance par ce mélange d’assurance et de spontanéité. Je suis accompagné de Marie, ma femme.
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Il a l’air plutôt sympathique, ce nouveau patient, se dit in petto le Dr G. Les courriers du médecin traitant et du gastro-entérologue m’apprennent qu’il a un cancer du sigmoïde. La routine. Enfin, pour moi, pas pour lui…
Comme d’habitude, je vais essayer de voir ce qu’il a compris de sa maladie, en jouant le faux naïf. C’est ma technique habituelle.
-Bonjour Docteur.
-Bonjour Monsieur. Asseyez-vous, je vous en prie. Qu’est-ce qui vous amène ?
-Il paraît que vous devez m’enlever un gros polype du côlon.
-Un polype, vous êtes sûr ? Ce ne serait pas plutôt un cancer ?
-En fait, oui, c’est un cancer, mais j’ai tendance à vouloir l’occulter.
-Rassurez-vous, c’est une réaction normale. Puis-je vous demander votre profession ?
-Je suis professeur de philosophie. Mais pourquoi cette question ?
-Simplement pour adapter mon discours et mes explications à la situation de chaque patient.
Le reste de la consultation se passe en informations* nombreuses et détaillées sur ma maladie, et l’opération que je vais devoir subir (au fait, pourquoi dit-on subir plutôt que bénéficier ? Bénéficier a une connotation nettement plus positive). Comme mon bilan d’extension est négatif, ce sera une colectomie cœlioscopique* avec rétablissement immédiat de la continuité*, et a priori sans stomie de décharge*. Je comprends que je n’aurai pas de « poche* », même provisoire. Il y a un risque faible de « conversion* » en laparotomie*, et des complications* toujours possibles.
Après l’intervention*, quand il aura en mains mes résultats histologiques, il me les communiquera, cela va de soi, et il présentera mon dossier en réunion de concertation pluridisciplinaire*, dont il m’explique le principe, pour fixer les modalités de la suite de la prise en charge. D’emblée, il m’explique que ce sera, selon le stade histologique, soit une simple surveillance, soit une chimiothérapie* prophylactique*. Je me persuade que c’est la première hypothèse qui sera la bonne.
Ses explications sont claires bien qu’assez techniques. Quand je ne connais pas le sens d’un terme, il me l’explique en quelques mots simples, voire par un schéma. Comme je suis le dernier patient et que le courant semble bien passer entre nous, nous prolongeons un peu la conversation, à son initiative. Nous avons des goûts communs : la musique (il m’apprend qu’il travaille son piano aussi souvent qu’il le peut), la littérature, le golf, sport peu pratiqué par les enseignants, me dit-il. Il me fait une confidence qu’il fait rarement : les médecins redoutent comme la peste de soigner des enseignants ! Je suis surpris de cette mauvaise réputation. Il pense que c’est dû au fait que les enseignants sont vis-à-vis de leurs élèves en position de détenteurs du savoir, et qu’ils n’aiment pas se retrouver en situation d’élèves. J’espère ne pas être comme cela. En tout cas, je suis prévenu…
Il m’oriente vers sa secrétaire pour fixer le rendez-vous et pour tous les détails pratiques.
*
Il l’a gardé plus longtemps que d’habitude, ce dernier patient, se dit pour elle-même la secrétaire, Claudine. Il a dû être bombardé de questions ! Du coup, elle partira en retard. Pas grave, elle quittera plus tôt demain. Ils ont l’air de former un couple uni, lui et sa femme, plutôt jolie et élégante, d’ailleurs. Une date est fixée pour l’intervention. Il est assez cool, ce patient, observe-t-elle ; avec certains, ça met des plombes pour trouver une date qui leur convienne. Il faut une nouvelle « consult d’anesth », bien que la précédente date de moins d’un mois, car ce n’est pas la même intervention. Elle lui donne toutes les infos écrites dont elle dispose pour cette opération (il y a une brochure par type d’intervention). Pour les infos orales, Claudine sait que son patron lui a tout expliqué. Il fait toujours ça très bien. Elle donne au patient le consentement, lui demande de le lire attentivement chez lui, et de le ramener signé lors de la consultation d’anesthésie. Elle lui fait régler la consultation, avec le dépassement qui est annoncé en salle d’attente. Elle lui parle du dépassement d’honoraires pour l’intervention, et lui donne le devis à ramener signé. Ce dépassement sera à régler au praticien, et non pas à la clinique. Il recevra une facture à la sortie.
Claudine tapera le courrier demain. Son patron est très organisé pour le courrier : une réponse personnelle à chaque lettre ; ici, une pour le médecin traitant, une pour le gastro. Contrairement à beaucoup de ses confrères, il ne dicte jamais le courrier devant les patients. Il lui a expliqué que cela le mettait mal à l’aise. Claudine aime bien travailler avec lui, parce qu’il est très organisé. Elle n’aime pas trop les médecins bordéliques.
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Vraiment pro cette secrétaire, me suis-je dit, et plutôt mignonne, d’ailleurs. On sent qu’elle forme un bon tandem avec son patron. Sympa l’idée de ne pas faire signer le consentement tout de suite, sans avoir eu le temps de le lire, comme on doit le faire pour les mentions en très petits caractères des contrats d’assurance. Au fait, pourquoi consentement « éclairé » ? Je suppose que c’est parce que les infos qui m’ont été données par oral et par écrit suffisent à m’éclairer pour que je consente à me faire opérer par ce chirurgien.
Pour ce qui est des dépassements, je sais que ma mutuelle* n’est pas très généreuse, et que la plus grande partie sera pour ma poche. Cela dit, rien à reprocher : tout est annoncé en salle d’attente, j’ai un devis, j’aurai une facture, et, contrairement à certains artisans (et, malheureusement, à certains médecins aussi, d’après ce que l’on m’a dit), on ne me demande pas de régler en liquide.
Les honoraires me semblent raisonnables, encore que je n’aie pas de point de comparaison. Est-ce qu’ils respectent « le tact et la mesure », selon la formule consacrée qui ne veut vraiment rien dire ? Je suppose qu’il n’existe pas de « comparateurs de prix » sur Internet. Quoi que, allez savoir…
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Décidemment, dès que l’entourage apprend qu’un proche doit se faire opérer, surtout d’un cancer, tous les casse-pieds bien intentionnés vous tombent dessus en rangs serrés pour vous proposer leurs services et leurs avis, quand ce n’est pas leur propre expérience. C’est tout juste s’ils n’envisagent pas de vous opérer eux-mêmes ! Il est vraiment difficile de résister à tant de gens qui ne veulent apparemment que votre bien. La famille, les amis, tout le monde s’en mêle. J’aurais mieux fait de garder ça pour moi. Encore heureux que je ne l’aie pas dit au travail ! Mais c’est trop tard, et le mal est fait.
Pour ne pas paraître trop discourtois vis-à-vis de mon cousin médecin, particulièrement insistant, j’accepte de prendre l’avis d’un grand ponte de CHU*, qu’il connaît personnellement (c’est toujours flatteur de paraître intime avec un professeur). J’y mets une condition, qu’il s’occupe lui-même du rendez-vous, et que celui-ci intervienne avant mon entrée en clinique. Pour accélérer le rendez-vous, il a fallu voir le professeur* « en privé* ». En gros, il m’a confirmé exactement ce que m’a dit G., qu’il connaît et apprécie par ailleurs. Mais il ne m’a pas convaincu de changer de chirurgien, pas plus d’ailleurs que Marie, qui m’a accompagné pour me donner son impression. Mon chirurgien, car c’est maintenant le mien, nous plaît davantage.
Et puis, ses dépassements d’honoraires me semblent astronomiques, à commencer par ceux qu’il me demande pour une simple consultation. Au diable mon cousin. Je devrais lui demander de me rembourser la consultation ! A propos de dépassements, pratique parfaitement légale si on en respecte les règles de transparence, et c’est le cas pour mon chirurgien, je ne comprends pas pourquoi certains de mes amis s’obstinent, malgré mes explications, à parler de « dessous de table* », pratique évidemment condamnable. Qui sait d’ailleurs si le professeur ne m’aurait pas demandé de payer une partie de la somme en liquide (en contrepartie de quoi, au fait ? D’un rabais ?), au cas où je me serais fait opérer par ses soins ? Je ne le saurais pas.
Quand je reverrai mon chirurgien, est-ce que je dois lui parler de ce second avis ? D’un côté, il pourrait être flatté que je le choisisse à la place d’un grand patron ; de l’autre, cela pourrait le vexer, et ça m’embêterait. Comme toujours, dans le doute, il vaut mieux s’abstenir. C’est décidé, je ne lui en parlerai pas.
Notes
Chimiothérapie : abréviation de chimiothérapie anticancéreuse. Ce terme désigne l’ensemble des médicaments destinés à lutter contre le cancer.
CHU/CHRU : Centre hospitalier universitaire. Il s’agit d’hôpitaux implantés dans des métropoles régionales (CHRU), adossés à une faculté de médecine.
Colectomie cœlioscopique : résection du côlon par voie cœlioscopique. La colectomie pour cancer doit respecter les règles de la chirurgie dite carcinologique.
Complication : évènement non prévu (mais néanmoins prévisible) survenant en cours d’intervention, ou à son décours, dont on sait qu’il peut survenir, et que l’on cherche absolument à éviter. Ce terme s’emploie également pour les formes sévères de certaines affections (appendicite compliquée d’une péritonite par exemple).
Conversion : transformation peropératoire d’une cœlioscopie en laparotomie, en raison d’une difficulté imprévue qui rendrait dangereuse la poursuite du geste en cœlioscopie.
Dessous de table : pratique illégale, et pas seulement en médecine, qui consiste à demander une partie des honoraires en liquide, pour échapper à l’impôt.
Information/Informer : être informé de façon compréhensible et exacte fait partie des droits des patients. Le travail des médecins consiste donc en grande partie à donner des informations à leurs patients.
Intervention chirurgicale : synonyme d’opération.
Laparotomie : ouverture de l’abdomen en vue de réaliser une intervention chirurgicale.
Littérature médicale : tout ce qui est publié par et pour des médecins, dans un but scientifique ou pédagogique : articles, livres, revues …
Mutuelle : on dit également « complémentaire santé ». Il s’agit d’organismes auxquels on cotise volontairement, pour améliorer le remboursement des soins de santé.
Privé : l’expression « en privé » fait référence au secteur privé des médecins hospitaliers.
Professeur : spécialiste qui a une double casquette, hospitalière et universitaire. Professeur est un titre universitaire, que son titulaire garde pour le reste de sa vie. Le nom actuel est PU-PH (professeur des universités-praticien hospitalier). Contrairement à une idée largement répandue, professeur n’est pas une marque de respect que l’on donne à un praticien réputé.
Prophylaxie : synonyme de prévention. La chimiothérapie prophylactique a l’ambition de limiter le risque de métastases après le traitement chirurgical d’une tumeur maligne.
Rétablissement de la continuité : après résection d’un segment du tube digestif, le chirurgien se retrouve avec deux extrémités qu’il va devoir raccorder par une anastomose, ce qui rétablit la continuité de l’organe opéré (rétablissement immédiat de la continuité). Dans certaines circonstances, cette anastomose va être protégée par l’abouchement à la peau d’un segment intestinal sus-jacent, qui court-circuite provisoirement la suture digestive. Il arrive que ce rétablissement soit fait de manière différée.
Réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) : réunions qui se tiennent régulièrement, dans lesquelles les différents spécialistes du cancer prennent collégialement des décisions thérapeutiques pour les patients dont les dossiers sont présentés. Le passage en RCP de tous les dossiers de patients cancéreux est une obligation médico-légale.
Stomie de décharge/Poche : abouchement à la peau d’un segment digestif sus-jacent à une anastomose, pour que celle-ci puisse cicatriser dans les meilleures conditions possibles. Les patients parlent volontiers de « poche ».
Thèse d’exercice/Thèse universitaire : pour avoir le droit de porter le titre de docteur, il faut avoir soutenu avec succès une thèse : thèse d’exercice pour les médecins, qui est obligatoire pour exercer la médecine ; thèse universitaire dans les disciplines littéraires ou scientifiques, parfaitement facultative, et plutôt réservée aux chercheurs.
Viscéraliste : chirurgien qui exerce la chirurgie viscérale et digestive.
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