Barbara a pris définitivement congé de son public si fidèle le 24 novembre 1997. Je faisais partie de ce public, ayant eu la chance de la voir et de l’entendre sur scène à trois reprises, dont une dernière fois lors de son spectacle avec Depardieu, Lily passion, au Zénith de Paris en 1986. Barbara était très impressionnante en public, et elle fascinait littéralement son auditoire, qui ne voulait jamais la laisser partir.
Pour célébrer Barbara à l’occasion des vingt ans de sa disparition, plusieurs artistes connus ont publié des albums, notamment Bruel et Depardieu, chacun revendiquant le titre de principal (pour ne pas dire de seul) héritier spirituel de notre idole commune. Mais le disque qui m’a le plus touché est celui concocté par un pianiste que j’adore, Alexandre Tharaud, dont j’ai appris à cette occasion à quel point il était amoureux de Barbara, et impliqué dans la préservation de sa mémoire. Il s’est entouré pour cet hommage d’un grand nombre d’artistes venus d’horizons divers, y compris de la musique classique, et, bien sûr, de l’incontournable Roland Romanelli, le merveilleux accordéoniste de Barbara, qui fait tenir tout un orchestre dans son instrument. De plus, le livret qui accompagne le disque fourmille d’anecdotes passionnantes sur la genèse des chansons choisies. L’une de ces chansons, Vivant poème, est interprétée par Jean-Louis Aubert, de magnifique façon.
Comment ne pas évoquer aussi l’inoubliable interprétation par Alexandre Tharaud et Nathalie Dessay de Perlimpinpin, le 27 novembre 2015, dans la cour des Invalides, en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre ?
J’aimerais aussi parler de l’immense mezzo-soprano suédoise Anne-Sophie von Otter, chanteuse classique adepte du mélange des genres (le « cross over »), qui interprète superbement deux chansons de Barbara dans son très beau disque consacré à la chanson française, Douce France. L’écouter chanter Göttingen et Septembre a été pour moi une expérience inoubliable, que j’aimerais faire partager. Curieusement, elle pousse le mimétisme jusqu’à prononcer Gottingen, comme le faisait Barbara, et non pas Göttingen, comme elle sait parfaitement qu’il faut le faire puisqu’elle chante couramment en langue allemande.
Par ailleurs dans le disque intitulé Love songs qu’elle a concocté avec le pianiste de jazz Brad Mehldau se trouve une des plus belles interprétations qui soient du chef-d’œuvre de Barbara, Pierre.
Mais il serait plus exact de dire que je fais toujours partie du public de Barbara, dans la mesure où elle est encore très présente par ses enregistrements, qui ont particulièrement bien vieilli, ce qui est, selon moi, le gage ultime de la qualité d’un artiste. Ma femme et moi adorons écouter les chansons de Barbara, notamment lorsque nous sommes en voyage. Notre « liste d’écoute » (c’est ma traduction personnelle de l’anglais play list) comporte aussi bien des chansons en version studio que des chansons enregistrées lors de ses nombreux concerts. En définitive, ma préférence va aux versions de studio, car Barbara y chante de manière plus sobre, alors qu’en concert elle n’échappe pas toujours à une certaine sophistication (qui fait partie de sa légende). Et puis, sa voix s’est assez vite fatiguée, puis évaporée, rendant parfois douloureuse l’écoute de ses dernières chansons.
Ce qui me frappe dans tous ces hommages, c’est que chaque artiste a ses chansons favorites, dont l’incontournable Aigle noir, une des rares chansons de Barbara que je n’aime pas du tout. C’est pourquoi l’idée m’est venue d’indiquer quelles sont les chansons de Barbara que je préfère, ce qui signifie que ce sont celles qui me paraissent les plus belles. J’ai du mal à comprendre que tout le monde ne partage pas mon choix, signe de l’intolérance des fanatiques (mais il ne s’agit que de « fans », fort heureusement).
Pour me compliquer la tâche, je n’ai sélectionné que trois chansons, ce qui est évidemment injuste pour celles qui arrivent juste derrière. Mon tiercé gagnant est le suivant : Pierre, Le mal de vivre et À chaque fois. Et tant pis pour les autres…
Pierre
Il pleut. Il pleut. Sur les jardins alanguis, Sur les roses de la nuit, Il pleut des larmes de pluie,
Il pleut. Et j'entends le clapotis Du bassin qui se remplit. Oh ! Mon Dieu, que c'est joli,
La pluie ! Quand Pierre rentrera, Tiens, il faut que je lui dise Que le toit de la remise a fui. Il faut qu'il rentre du bois, Car il commence à faire froid,
Ici. Pierre... Mon Pierre. Sur la campagne endormie Le silence, et puis un cri. Ce n’est rien, un oiseau de nuit
Qui fuit. Que c'est beau cette pénombre, Le ciel et le feu et l'ombre Qui se glisse jusqu'à moi,
Sans bruit!
Une odeur de foin coupé
Monte de la terre mouillée.
Une auto descend l’allée.
C’est lui !
Pierre... Mon Pierre.
Cette magnifique chanson est pleine de mystère. Elle ressemble à une chanson d’amour, mais ne comporte ni le mot amour, ni le verbe aimer. Personne ne sait qui l’a inspirée. Les spécialistes ne connaissent aucun Pierre dans la vie de Barbara à l’époque où la chanson a été écrite. Si c’est une chanson d’amour (ce qui est plus que vraisemblable tant la tendresse amoureuse y est omniprésente), alors elle parle de l’amour d’une femme, qui n’est pas nécessairement Barbara, pour l’homme qui va rentrer à la maison, son homme, son Pierre. Et le parallèle me semble évident avec Pénélope, selon moi la plus belle chanson de Brassens, qui évoque une femme au foyer qui attend le retour de son « Ulysse de banlieue » en rêvant à une possible aventure extra-conjugale.
L’évocation de la pluie me fait penser à l’écriture de Simenon : il suffit qu’il écrive Il pleut au début d’un chapitre pour qu’immédiatement j’entende tomber la pluie.
Et puis il faut dire un mot de la musique, si délicate, si raffinée, si diaphane, soulignée par les plaintes du saxophone de Michel Portal, un des accompagnements que je trouve les plus beaux dans toute la musique que je connais, ce qui n’est pas peu dire… Tout simplement génial !
C’est d’ailleurs par la musique seule de Pierre qu’Alexandre Tharaud commence et conclut son disque-hommage, sous forme d’un prélude et d’un postlude, comme on en trouve dans les cycles de Lieder de Schumann. Après tout, ce disque pourrait tout-à-fait s’intituler Les amours de la poétesse, en paraphrasant les Dichterliebe (Les amours du poète) de Schumann.
Le mal de vivre
Ça ne prévient pas quand ça arrive Ça vient de loin Ça s’est promené de rive en rive La gueule en coin Et puis un matin, au réveil C'est presque rien Mais c'est là, ça vous ensommeille Au creux des reins Le mal de vivre Le mal de vivre Qu'il faut bien vivre Vaille que vivre On peut le mettre en bandoulière Ou comme un bijou à la main Comme une fleur en boutonnière Ou juste à la pointe du sein C'est pas forcément la misère C'est pas Valmy, c'est pas Verdun Mais c'est des larmes aux paupières Au jour qui meurt, au jour qui vient
Le mal de vivre Le mal de vivre Qu'il faut bien vivre Vaille que vivre Qu'on soit de Rome ou d'Amérique Qu'on soit de Londres ou de Pékin Qu'on soit d'Egypte ou bien d'Afrique Ou de la porte Saint-Martin On fait tous la même prière On fait tous le même chemin Qu'il est long lorsqu'il faut le faire Avec son mal au creux des reins Ils ont beau vouloir nous comprendre Ceux qui nous viennent les mains nues Nous ne voulons plus les entendre On ne peut pas, on n'en peut plus Et tout seuls dans le silence D'une nuit qui n'en finit plus Voilà que soudain on y pense A ceux qui n'en sont pas revenus
Du mal de vivre Leur mal de vivre Qu'ils devaient vivre Vaille que vivre Et sans prévenir, ça arrive Ça vient de loin Ça s'est promené de rive en rive Le rire en coin Et puis un matin, au réveil C'est presque rien Mais c'est là, ça vous émerveille Au creux des reins
La joie de vivre La joie de vivre Oh, viens la vivre Ta joie de vivre
Cette chanson qui traite d’un sujet que Barbara connaissait très bien, la dépression, et du retour à la vie qui la suit, me touche particulièrement, bien que je ne sois nullement dépressif. Mais je connais très bien une femme merveilleuse qui a vécu plusieurs épisodes de dépression sévère, caractérisée, selon le philosophe Clément Rosset, orfèvre en la matière, par l’extinction totale du désir. Et puis, un beau jour, le désir de vivre réapparaît, et, avec lui, la joie de vivre, si bien décrite par le même Clément Rosset, et par Barbara, dont ceux qui l’ont bien connue disent qu’elle était très drôle dans la vie quotidienne.
Encore un pur chef-d’œuvre !
À chaque fois
Chaque fois qu'on parle d'amour, C'est avec jamais et toujours, Viens, viens, je te fais le serment, Qu'avant toi, y'avait pas d'avant, Y'avait pas d'ombre et pas de soleil, Le jour, la nuit c'était pareil, Y'avait pas au creux de mes reins, Douce la chaleur de tes mains, A chaque fois à chaque fois, Chaque fois qu'on parle d'amour.
Chaque fois qu'on aime d'amour, C'est avec jamais et toujours, On refait le même chemin, En ne se souvenant de rien, Et l'on recommence soumise, Florence et Naples, Naples et Venise, On se le dit et on y croit, Que c'est pour la première fois, A chaque fois, à chaque fois, Chaque fois qu'on aime d'amour.
Ah, pouvoir encore et toujours, S'aimer et mentir d'amour, Et bien qu'on connaisse l'histoire, Pouvoir s'émerveiller d'y croire, Et se refaire, pour pas une thune, Des clairs d'amour au clair de lune, Et rester là c'est merveilleux, A se rire du fond des yeux, Ah pouvoir encore et toujours, S'aimer et mentir d'amour.
Ah redis-le, redis-le moi, Que je suis ta première fois, Viens, et fais-moi le serment, Qu'avant moi, y'avait pas d'avant, Y'avait pas d'ombre et pas de soleil, Le jour, la nuit, c'était pareil, Y'avait pas au creux de tes reins, Douce, la chaleur de mes mains, Ah redis-le, redis-le moi, Que je suis ta première fois, Ah, redis-le moi, je te crois, Je t'aime, c'est la première fois, Comme à chaque fois, Comme à chaque fois, Comme à chaque fois...
Cette chanson dont la musique virevolte comme une joyeuse tarentelle décrit à merveille la sensation que chacun de nous a pu ressentir un jour, à savoir que chaque nouvel amour semble être le premier, et le seul qui compte vraiment. Elle est écrite au féminin, mais pourrait sans problème être transposée au masculin (certains diraient qu’elle « n’est pas genrée », expression que je trouve horrible). Avec beaucoup de sagesse, la chanson ne dit pas que ce nouvel amour sera le dernier (Et bien qu’on connaisse l’histoire / Pouvoir s’émerveiller d’y croire). On trouve dans ce texte magnifique de simplicité une expression qui me semble être une trouvaille extraordinaire : « mentir d’amour » (Ah, pouvoir encore et toujours / S'aimer et mentir d'amour).
Après tout, il se pourrait que la définition d’un amour qui dure, ce soit tout simplement un mensonge auquel les deux protagonistes ont envie de continuer à croire. Ou, pour le dire avec les mots de Raphaël Enthoven : « Maintenir vivace l’artifice d’une relation est la meilleure définition que je connaisse de l’amour » (entretien avec Eva Illouz paru dans le numéro 137 de mars 2020 de Philosophie Magazine).
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