Michel Schneider est mort pendant que je lisais son dernier ouvrage, Des livres et des femmes (Gallimard 2021), émouvante autobiographie intellectuelle testamentaire de celui qui se nomme, faute de mieux, « L’Homme aux livres ». Ce livre est empreint d’une douce nostalgie et d’une discrète mélancolie, qui en font tout le charme. Cette annonce a quelque peu influencé ma lecture, devenue soudain plus nécessaire, plus urgente.
Le critique littéraire du Monde, qui nous certifie avoir adoré ce livre, comme presque toute sa corporation, nous affirme-t-il, s’étonne de ce décès qui lui semble si soudain, presqu’inattendu. Pourtant toute la dernière partie du livre, Le mal d’écrire, ne parle, à mots couverts, que de cette issue proche. Mais comme l’auteur est un homme pudique et bien éduqué, il ne fait allusion qu’une seule fois (page 448) à la maladie qui va l’emporter. Voici ce qu’il nous en dit, sobrement : « Il est mal élevé de parler de ses maladies à des inconnus, pensait-il. C’est pourtant ce que font peut-être tous les livres et en tout cas son livre en cours, où il se demandait dans l’angoisse s’il aurait le temps de le finir. (…) Commencé en 2015, ce livre était sur le point d’être soumis à l’éditeur en janvier 2020 lorsque fut découverte à son auteur une maladie, physique celle-ci, et non de papier, déjà à un « stade agressif » et nécessitant afin de ne pas encourir de « perte de chance » une opération urgente en plein confinement Covid. Dans le manuscrit de ce livre, il parlait de cancer, de prolifération cellulaire et confiait « ses difficultés à se défaire de ses livres de son vivant et sur sa peine à en écrire d’autres avant le départ, du mourant de l’auteur, si l’on peut dire. » Il concluait : « Tout vrai livre est un testament ». Perdrait-il sur une table d’opération toute chance de se voir publier de son vivant ? Pendant cette période et les semaines qui suivirent, l’homme aux livres fut dans l’entre-deux, en même temps mort et vivant, comme son livre, comme le chat de Schrödinger. »
Je ne connais guère que le Suisse Fritz Zorn, dans son étrange et unique livre, intitulé de manière assez énigmatique Mars, pour parler de façon aussi détachée du cancer (un lymphome) qui mettra fin prématurément à toute une vie de névroses, à l’âge de trente-trois ans. Tout aussi pudiquement Michel Schneider ne s’étend pas sur le glaucome qui était en train de lui faire perdre la vue, et l’obligeait à avoir recours à la dictée numérique pour continuer à écrire.
Après avoir terminé ma lecture, j’ai eu envie de rester en compagnie de son auteur, et de reprendre ceux de ses livres que j’ai déjà lus, et tous aimés.
J’ai commencé par Musiques de nuit (Odile Jacob, 2021), car cet homme aux multiples talents, pianiste amateur de bon niveau semble-t-il, et critique musical à ses heures pour différentes revues spécialisées, écrivait sur la musique comme personne. Il partageait ce talent assez rare avec Jérôme Bastianelli, lui aussi haut fonctionnaire et critique musical, qui plus est éminent spécialiste de Proust (il préside la Société des Amis de Marcel Proust). Mais Bastianelli n’est pas psychanalyste, comme l’était Michel Schneider, disciple de Jacques Lacan dans sa jeunesse maoïste. Il militait assidûment à la sortie des usines de la banlieue sud de Paris pour un groupuscule maoïste tout en étant élève de l’ENA, situation paradoxale non exceptionnelle qui m’a toujours semblé relever d’une certaine forme de schizophrénie.
Voici un exemple de l’art qu’il déploie pour nous parler de musique (page 10) : « Une musique commence, et le temps semble s’ouvrir, sans qu’on sache si c’est du dehors qu’elle vient, du plus loin de soi-même, ou du dedans, parlant de ce que nous avons de plus intime. Comme si la musique était la voix de l’inconscient. Cette chose très étrange et familière, proche et étrangère, peut se résumer d’une phrase : la musique, celle de Schumann, d’autres (Scarlatti, Sibelius, Scriabine), est une sorte de langue étrangère que je ne parle pas, mais qui me parle. Elle sait de moi ce que j’ignore. ». Puis il cite Baudelaire : « La musique vous parle de vous-même et vous raconte le poème de votre vie ; elle s’incorpore à vous, et vous vous fondez en elle. »
Ici aussi Michel Schneider est trop modeste, car la musique pour piano de Schumann, dont il parle si intelligemment dans les chapitres suivants et qu’il adorait jouer (comme Roland Barthes, qui disait que l’on ne peut aimer vraiment Schumann que si on le joue soi-même), est pour lui tout sauf une langue étrangère qu’il ne parlerait pas. Elle est bien sa langue maternelle. En voici une démonstration, dans un paragraphe intitulé Le poète parle (titre de la dernière pièce des Kinderszenen, scènes écrites non pas pour des enfants, comme le suggère le titre – Scènes d’enfants – mais pour des adultes ayant gardé leur âme d’enfant) : « Schumann ne prie pas, comme Bach, il parle. Il ne chante pas, comme Chopin, il parle. Il ne raconte pas, comme Liszt, il parle. Il ne dialogue pas, comme Mozart, il parle. Il ne dit même pas, comme Schubert, il parle. À qui ? Je n’en sais rien, à vrai dire, malgré les années passées à écouter ou à jouer sa musique. Mais même si j’en préfère d’autres, plus grandes, plus belles, plus écrites, j’ai la certitude que celle-ci s’adresse à moi singulièrement. » Plus loin, il l’oppose à Liszt et à Wagner : « Leur temps est narratif : « Il était une fois », ou prophétique : « Quelque chose vient ». Le temps schumannien est le présent suspendu : « Il y a ». Il y a quoi ? Rien. Le temps. Le temps qui parle. La voix du temps. »
Michel Schneider a par ailleurs consacré deux monographies à Schumann : La tombée du jour : Schumann (Seuil, 1999), et Schumann : les voix intérieures (Gallimard 2005). Ce qui est certain, et que Michel Schneider reconnaît volontiers, c’est que Schumann ne parle pas à tout le monde. Et il avance une explication intéressante aux réactions contrastées que suscite la musique de Schumann : « Si certains sont si fermés à Schumann (Schubert touche plus largement), c’est à cause du caractère si constamment autobiographique de sa musique. Mais c’est aussi sans doute à cause de l’angoisse qu’elle contient et provoque. Angoisse devant l’absence de limite nette entre ce monde-ci et celui des revenants, entre la raison et la folie, mais aussi entre le féminin et le masculin. Car, peut-être plus que l’autoportrait, détourne de lui (mais aussi attire si fort) une sorte d’autoportrait en femme, d’autoportrait en autre. »
Dans son dernier livre*, Bonjour l’angoisse ! et autres impromptus (PUF 2022), André Comte-Sponville (autre grand mélancolique revendiqué) a besoin de tout un chapitre pour nous expliquer pourquoi il n’aime pas Schumann**, alors qu’il adore Schubert. Mais, ce qui est étonnant, c’est que Comte-Sponville emploie, pour nous expliquer son imperméabilité à Schumann, pratiquement les mêmes mots que Michel Schneider (dont il cite, sans en donner le titre, « le beau livre qu’il lui a consacré ») pour nous dire exactement le contraire : « Cela ne chante pas, me disais-je, cela parle… Mais pour dire quoi ? Et à qui ? Trop de notes, trop vite, trop fort : cela manque d’air, d’espace, de silence. » Et pourtant l’auteur nous dit avoir fait beaucoup d’efforts pour aimer la musique de Schumann. Et, comme il est honnête, il rajoute ceci : « Mon excuse est que j’ai toujours su que j’avais tort, toujours accepté d’avance cette incompréhension comme ma limite, non la sienne, toujours reconnu son génie et mon incompétence. »
Centenaire de la mort de Proust oblige, mes prochaines relectures seront dédiées aux deux excellents livres que notre auteur a consacrés à Marcel Proust : Maman (Gallimard, 1999) et L’auteur, l’autre : Proust et son double (Gallimard, 2014).
*Je me suis senti un peu floué par l’éditeur de Comte-Sponville, les PUF, qui a réédité Impromptus, datant de 1996, en changeant son titre, de sorte que j’ai cru acquérir un nouvel opus de la série des Impromptus, qui serait venu après L’inconsolable et autres impromptus de 2018. Je me disais bien, en lisant le chapitre consacré à Schumann, que toute cette prose ne m’était pas inconnue.
**Comte-Sponville nous dit que ce texte lui avait été commandé pour faire dissonance au milieu d’une série d’analyses enthousiastes destinées à un colloque schumannien. Il m’apprend, dans un mail, que c’est son ami Michel Schneider qui lui avait fait cette demande quelque peu inhabituelle !
Très bel hommage à un grand lettré qui fut aussi un merveilleux mélomane. Merci !