Mais avant cette plongée dans l’histoire de l’internat, il faut que je me présente en quelques mots. J’ai été nommé à l’Internat des Hôpitaux de Paris au premier concours (on avait le droit à trois essais) en 1974, à l’âge plutôt jeune de 23 ans. Je venais de ma province, mon Nord d’adoption, ayant fait mes études médicales à Lille. Ce CHU était réputé pour l’excellent niveau de préparation au concours de l’internat. Je me destinais depuis toujours à la chirurgie viscérale, probablement par admiration pour le chirurgien qui m’avait opéré de l’appendicite, grand ami de mes parents, et qui venait régulièrement à la maison. Il m’impressionnait beaucoup. Même maintenant je pense souvent à ce qu’il représentait pour moi. Habituellement les internes choisissaient leur future spécialité en fonction des stages qu’ils avaient effectués, et qui leur permettait, par exemple, de tomber amoureux de la cardiologie pour les internes en médecine, ou de l’urologie pour les internes en chirurgie. Mais, pour ce qui me concerne, mon choix était tout tracé dès le début : chirurgie digestive ou rien…
Le semestre d’hiver 79-80 était mon avant-dernier stage, avant que je ne prenne mes fonctions de chef de clinique au CHU Henri Mondor de Créteil, qui avait à cette époque moins de dix ans (sa création date de 1971). J’avais choisi le service de chirurgie digestive du Pr Malafosse, à l’Hôpital Rothschild, dans le XIIème arrondissement. Cerise sur le gâteau, ce n’était pas très loin de mon domicile du XXIIIème arrondissement.
Le Pr Malafosse, spécialiste de chirurgie colorectale, aura été, de tous les « maîtres » qui m’ont appris la chirurgie, celui que j’ai préféré, pour sa rigueur et sa grande humanité. Il s’intéressait sincèrement à ses patients et aussi à ses internes, et savait s’ils étaient mariés et s’ils avaient des enfants. C’était mon cas : mes deux garçons étaient nés ; pour ma fille, ce serait au début de mon clinicat.
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Venons-en à ces fameuses traditions qui avaient cours dans toutes les salles de garde, et qu’il fallait respecter à la lettre sous peine d’être « taxé ».
La tablée commune était dans la plupart des cas en forme de fer à cheval disposé le long de trois des quatre murs de la salle ; le premier arrivé prenait la première place, le suivant s’asseyait à son côté, et ainsi de suite. Chaque nouvel arrivant faisait le tour de la table, en tapant en silence sur l’épaule de chaque convive, et allait s’assoir à la première place inoccupée. C’était la façon obligatoire de dire bonjour à chacun des convives. La place du milieu était réservée de droit à l’économe. La salle de garde était en effet sous l’autorité indiscutable et indiscutée d’un « économe » élu pour six mois, assisté dans ses fonctions d’un « sous-économe » et, dans le meilleur des cas, d’accortes « économinettes ». L’économe était souverain dans ses décisions, comme celle d’accepter les «fossiles», c’est-à-dire les chefs de clinique, voire les «dinosaures» qu’étaient les agrégés ou les patrons. Certaines salles de garde étaient réputées pour la qualité des repas qui y étaient servis (je me souviens encore de celle de Beaujon). Comme son nom l’indique, l’économe tenait les cordons de la bourse, et s’assurait que chacun payait son écot mensuel. Gare au mauvais payeur.
Il n’y avait jamais ni tire-bouchon ni décapsuleur, qui auraient été systématiquement et immédiatement dérobés, de sorte qu’il fallait apprendre à ouvrir les bouteilles de vin en les sabrant avec un couteau après avoir pratiqué une petite entaille à la base du goulot, et les bouteilles de bière avec le manche de sa fourchette faisant levier sur l’index de la main opposée. Eh oui, l’alcool n’était pas encore prohibé, et il pouvait y avoir quelques abus.
Il était totalement interdit de parler de boulot tant que l’économe n’avait pas pris son café. Tous les internes devaient apprendre à taper sur la table avec leur couteau les «battues» lancées par l’économe, aux noms folkloriques (on «battait» la Périphérique, la Royale, la Vaginale…) sans se tromper de rythme, ou chanter en chœur et par cœur les fameuses «chansons de salle de garde», colligées dans le «Bréviaire du carabin», le carabin désignant l’étudiant en médecine. Les internes en pharmacie étaient nécessairement des «potards», souvent en fait des potardes. Potards et potardes faisaient partie de droit de la confrérie.
Il existait des moments privilégiés dans la vie de salle de garde, comme les «améliorés» (déjeuner de gala organisés par l’économe, en général une fois par semaine si les finances le permettaient), les «tonus», sortes de grandes fêtes nocturnes, les «enterrements» (fictifs, bien sûr) de collègue notoire, ou encore les «descentes» nocturnes dans une autre salle de garde, pour leur piquer leur babyfoot ou tout autre trophée. Les «dîners de patron» étaient des fêtes exceptionnelles organisées par les internes ; ils leur permettaient de jouer aux patrons, lesquels devaient se soumettre à leurs caprices, le temps de ce dîner.
Reste une tradition dont vous avez peut-être entendu parler, celle des fresques murales qui décoraient la plupart des salles de garde. Elles étaient en général l’œuvre d’un étudiant des Beaux-arts, copain d’un des internes. Le grand dessinateur humoristique Reiser, alors totalement inconnu, en avait ainsi créé une, dont les amateurs de son œuvre peuvent imaginer facilement ce qu’elle pouvait donner. Comme elles étaient destinées à être éphémères, sa fresque n’a malheureusement pas été conservée, si ce n’est en photo. Le principe était de caricaturer des figures marquantes de l’hôpital dans des situations lestes assez grivoises, voire à la limite de la pornographie. Je me souviens ainsi d’un personnage féminin utilisant une cigarette comme godemiché (c’est le nom français du sex toy, pour ceux qui l’ignoreraient), et disant dans un soupir d’extase «c’est si bon que c’est presque un pêché», qui était alors le slogan publicitaire d’une marque américaine de cigarettes (c’était bien avant la loi Evin).
Le décor est planté. L’histoire peut commencer.
Dr C. Thomsen, octobre 2019
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