Ces jours-ci nous avons pu assister en direct à ce qui est passé pour une humiliation infligée par le président turc Recep Tayyip Erdoğan à Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne depuis 2019. Son beau et fin visage, sa coiffure toujours impeccable comme ses tenues vestimentaires du meilleur goût mettant en valeur sa frêle silhouette nous sont bien connus, car ils nous sont très souvent montrés dans des reportages télévisés. Je ne suis certainement pas le seul à trouver que cette très jolie femme, qui me fait penser à l’actrice anglaise Charlotte Rampling, a vraiment énormément de classe. On ne peut malheureusement pas en dire autant d’Angela Merkel ! Mais ce qui compte en définitive, ce n’est certainement pas son apparence mais sa compétence, que nous supposons tous réelle, bien que nous ne soyons pas vraiment en mesure d’en juger. Quant à la compétence d’Angela Merkel, je crois que personne n’aurait l’idée de la contester. (Je rappelle ici la célèbre boutade de Françoise Giroud, qui disait que la juste place des femmes serait vraiment reconnue quand l’une d’entre elles serait nommée à un poste pour lequel elle serait notoirement incompétente. Elle ironisait sur le fait que beaucoup d’hommes n’avaient pas les compétences requises pour leur fonction, ce que l’on ne tolérerait pas d’une femme). Le troisième personnage de cette pantomime est Charles Michel, président du Conseil européen, lui aussi depuis 2019.
Résumons en quelques mots cette affaire vite qualifiée de « sofagate » par les médias. Cette rencontre entre deux dirigeants européens de haut rang et le président turc a été échafaudée pour réchauffer les relations diplomatiques passablement rafraîchies entre la Turquie et l’Union européenne. L’immense salon de réception est occupé par deux fauteuils identiques et un très vaste canapé d’angle. (Tout semble démesuré chez Erdoğan, à commencer par son pharaonique palais présidentiel). Le président turc s’octroie le fauteuil qui lui est réservé, et Charles Michel le fauteuil voisin. À l’un des angles du canapé prend place le ministre turc des Affaires étrangères. Et Ursula von der Leyen, qui ne sait manifestement pas où s’assoir, reste debout et se racle la gorge, d’où sort un « hum » embarrassé, avant qu’on ne l’invite à s’assoir à l’angle opposé du canapé, ce qui la place aussi loin que possible du ministre turc.
Cette histoire de protocole n’aurait probablement pas pris une telle ampleur s’il n’y avait eu que quatre mâles dans la pièce, dont un mâle alpha. Mais elle est immanquablement passée pour un affront délibéré fait à une femme par un dirigeant d’un pays musulman. La réalité semble très différente, bien que l’on ait entendu différents sons de cloche. Ce qui paraît indiscutable, d’autant que c’est confirmé par Charles Michel, c’est que les détails de cette rencontre ont été minutieusement réglés en amont par les équipes en charge du protocole des deux côtés, turc et européen, ce qui exclut a posteriori toute manigance turque.
Ce qui est non moins indiscutable, c’est qu’il y a, dans les instances de l’Union européenne un rang protocolaire qui place le président du Conseil (Charles Michel) en deuxième position, et la présidente de la Commission au quatrième rang. La première place est occupée par le président du Parlement européen, le seul à devoir son poste à une élection, et qui n’était pas présent. Au fait, comment s’appelle-t-il ? il m’a fallu aller sur Internet pour le savoir. Il s’agit d’Antonio Tajani, dont je n’avais jamais entendu parler. Honte sur moi…
Alors, d’où vient le problème ? Apparemment d’une lecture divergente du protocole par les Européens. Pour l’équipe de Mme von der Leyen ce rang protocolaire ne s’appliquerait qu’à l’ordre des salutations, mais pas à l’importance relative des deux dirigeants, qui serait exactement la même. Mais il n’y avait qu’un seul fauteuil pour les dirigeants européens, et ils n’allaient évidemment pas l’occuper tous les deux ensemble. (Encore qu’il aurait été cocasse de voir Ursula assise sur les genoux de Charles !)
La polémique aurait pu être évitée, me semble-t-il, de manière très simple, et, en premier lieu, en expliquant aux personnes concernées où elles devaient s’assoir. Ursula von der Leyen semblait l’ignorer, à moins qu’elle n’ait trouvé ce moyen particulièrement efficace pour manifester sa désapprobation. Une autre option aurait été de mettre en place trois fauteuils identiques. Mais encore aurait-il fallu se mettre d’accord sur l’occupation des deux fauteuils réservés aux dirigeants européens. Qui se serait assis le plus près du président turc ? En toute logique, le plus haut placé dans l’ordre protocolaire, donc Charles Michel. Mieux encore, il était certainement possible de disposer les deux fauteuils européens à égale distance de celui du président turc, ce qui aurait évité toute polémique. Comment se fait-il que personne n’y ait pensé ?
Mais, ce qui me semble indiscutable, c’est que le sexisme n’a rien à voir dans cette histoire, ni du côté turc ni chez les Européens, n’en déplaise aux féministes.
Cette suspicion de sexisme me ramène à un billet que j’ai publié dans ce blog ()), à la suite d’une accusation de sexisme que m’avait lancée une jeune femme chirurgien qui venait de lire mon article sur la féminisation des titres et des fonctions (https://www.vocabulaire-medical.fr/encyclopedie/044-genre-des-termes-medicaux).
Un de mes plus vieux amis, connaissant ma position sur ce sujet, m’a fait parvenir un texte de Jean-François Revel, immense intellectuel devenu sur le tard un vieux grincheux, parfois presque réactionnaire. Ce texte dit beaucoup mieux que je ne l’ai fait ce que je pense de la féminisation des titres et des fonctions. Quel talent chez Revel !
Voici donc cette chronique intitulée Le sexe des mots, que j’aurais pu signer si j’avais eu le talent de l’écrire. Elle a été publiée en 1999 dans Fin du siècle des ombres (Fayard).
Byzance tomba aux mains des Turcs tout en discutant du sexe des anges. Le français achèvera de se décomposer dans l’illettrisme pendant que nous discuterons du sexe des mots.
La querelle actuelle découle de ce fait très simple qu’il n’existe pas en français de genre neutre comme en possèdent le grec, le latin et l’allemand. D’où ce résultat que, chez nous, quantité de noms, de fonctions, métiers et titres, sémantiquement neutres, sont grammaticalement féminins ou masculins. Leur genre n’a rien à voir avec le sexe de la personne qu’ils concernent, laquelle peut être un homme.
Homme, d’ailleurs, s’emploie tantôt en valeur neutre, quand il signifie l’espèce humaine, tantôt en valeur masculine quand il désigne le mâle. Confondre les deux relève d’une incompétence qui condamne à l’embrouillamini sur la féminisation du vocabulaire. Un humain de sexe masculin peut fort bien être une recrue, une vedette, une canaille, une fripouille ou une andouille. De sexe féminin, il lui arrive d’être un mannequin, un tyran ou un génie. Le respect de la personne humaine est-il réservé aux femmes, et celui des droits de l’homme aux hommes ? Absurde!
Ces féminins et masculins sont purement grammaticaux, nullement sexuels. Certains mots sont précédés d’articles féminins ou masculins sans que ces genres impliquent que les qualités, charges ou talents correspondants appartiennent à un sexe plutôt qu’à l’autre. On dit : « Madame de Sévigné est un grand écrivain » et « Rémy de Gourmont est une plume brillante ». On dit le garde des Sceaux, même quand c’est une femme, et la sentinelle, qui est presque toujours un homme. (Je note avec satisfaction que c’est un exemple qui m’était venu spontanément à l’esprit pour mon texte).
Tous ces termes sont, je le répète, sémantiquement neutres. Accoler à un substantif un article d’un genre opposé au sien ne le fait pas changer de sexe. Ce n’est qu’une banale faute d’accord.
Certains substantifs se féminisent tout naturellement : une pianiste, avocate, chanteuse, directrice, actrice, papesse, doctoresse. Mais une dame ministresse, proviseuse, médecine, gardienne des Sceaux, officière ou commandeuse de la Légion d’Honneur contrevient soit à la clarté, soit à l’esthétique, sans que remarquer cet inconvénient puisse être imputé à l’antiféminisme. Un ambassadeur est un ambassadeur, même quand c’est une femme. (D’autant que l’ambassadrice est habituellement le terme utilisé pour désigner la femme de l’ambassadeur). Il est aussi une excellence, même quand c’est un homme. L’usage est le maître suprême.
Une langue bouge de par le mariage de la logique et du tâtonnement, qu’accompagne en sourdine une mélodie originale. Le tout est fruit de la lenteur des siècles, non de l’opportunisme des politiques. L’État n’a aucune légitimité pour décider du vocabulaire et de la grammaire. Il tombe en outre dans l’abus de pouvoir quand il utilise l’école publique pour imposer ses oukases langagiers à toute une jeunesse.
J’ai entendu objecter : « Vaugelas, au XVIIe siècle, n’a-t-il pas édicté des normes dans ses remarques sur la langue française ? ». Certes. Mais Vaugelas n’était pas ministre. Ce n’était qu’un auteur, dont chacun était libre de suivre ou non les avis. Il n’avait pas les moyens d’imposer ses lubies aux enfants. Il n’était pas Richelieu, lequel n’a jamais tranché personnellement de questions de langues.
Si notre gouvernement veut servir le français, il ferait mieux de veiller d’abord à ce qu’on l’enseigne en classe, ensuite à ce que l’audiovisuel public, placé sous sa coupe, n’accumule pas à longueur de soirées les faux sens, solécismes, impropriétés, barbarismes et cuirs qui, pénétrant dans le crâne des gosses, achèvent de rendre impossible la tâche des enseignants. La société française a progressé vers l’égalité des sexes dans tous les métiers, sauf le métier politique. Les coupables de cette honte croient s’amnistier (ils en ont l’habitude) en torturant la grammaire.
Ils ont trouvé le sésame démagogique de cette opération magique : faire avancer le féminin faute d’avoir fait avancer les femmes.
Cher Jean-François Revel, votre salutaire combat, qui remonte à plus de vingt ans déjà, est désormais perdu. L’absurde féminisation des titres et des fonctions est acquise, grâce à l’Académie française qui vous avait accueilli en son sein, et on doit désormais saluer une femme policière ayant le grade de commandant en l’appelant « commandante » (et non pas « commandeuse » comme vous le suggériez). Je persiste à penser que ce n’est pas très euphonique, et que ce qui compte c’est qu’une femme puisse obtenir ce grade si elle en a les compétences.
Et je suis bien obligé de me rendre à l’évidence : une femme qui occupe la fonction universitaire de chef de clinique a le droit d’être désignée comme « cheffe » de clinique si elle le souhaite. Mais j’aurais du mal à me résoudre à dire « chirurgienne », même si j’éprouve le plus grand respect pour les femmes qui ont choisi le même métier que moi…
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